La Débâcle. Emile Zola

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La Débâcle - Emile Zola

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petite ville est riche, avec ses nombreuses fabriques, sa grande rue bien bâtie aux deux bords de la route, son église et sa mairie coquettes. Seulement, la nuit qu'y avaient passée l'empereur et le maréchal De Mac-Mahon, dans l'encombrement de l'état-major et de la maison impériale, et le passage ensuite du 1er corps entier, qui, toute la matinée, avait coulé par la route comme un fleuve, venaient d'y épuiser les ressources, vidant les boulangeries et les épiceries, balayant jusqu'aux miettes des maisons bourgeoises. On ne trouvait plus de pain, plus de vin, plus de sucre, plus rien de ce qui se boit et de ce qui se mange. On avait vu des dames, devant leurs portes, distribuant des verres de vin et des tasses de bouillon, jusqu'à la dernière goutte des tonneaux et des marmites. Et c'était fini, et, lorsque les premiers régiments du 7e corps, vers trois heures, se mirent à défiler, ce fut un désespoir. Quoi donc? Ca recommençait, il y en avait toujours! De nouveau, la grande rue charriait des hommes exténués, couverts de poussière, mourants de faim, sans qu'on eût une bouchée à leur donner. Beaucoup s'arrêtaient, frappaient aux portes, tendaient les mains vers les fenêtres, suppliant qu'on leur jetât un morceau de pain. Et il y avait des femmes qui sanglotaient, en leur faisant signe qu'elles ne pouvaient pas, qu'elles n'avaient plus rien.

      Au coin de la rue des Dix-Potiers, Maurice, pris d'un éblouissement, chancela. Et, comme Jean s'empressait:

      – Non, laisse-moi, c'est la fin… J'aime mieux crever ici.

      Il s'était laissé tomber sur une borne. Le caporal affecta la rudesse d'un chef mécontent.

      – Nom de Dieu! Qui est-ce qui m'a foutu un soldat pareil? … Est-ce que tu veux te faire ramasser par les Prussiens? Allons, debout!

      Puis, voyant que le jeune homme ne répondait plus, livide, les yeux fermés, à demi évanoui, il jura encore, mais sur un ton d'infinie pitié.

      – Nom de Dieu! Nom de Dieu!

      Et, courant à une fontaine voisine, il emplit sa gamelle d'eau, il revint lui en baigner le visage.

      Ensuite, sans se cacher cette fois, ayant tiré de son sac le dernier biscuit, si précieusement gardé, il se mit à le briser en petits morceaux, qu'il lui introduisait entre les dents. L'affamé ouvrit les yeux, dévora.

      – Mais toi, demanda-t-il tout à coup, se souvenant, tu ne l'as donc pas mangé?

      – Oh! Moi, dit Jean, j'ai la peau plus dure, je puis attendre…

      Un bon coup de sirop de grenouille, et me voilà d'aplomb!

      Il était allé remplir de nouveau sa gamelle, il la vida d'un trait, en faisant claquer sa langue. Et il avait, lui aussi, le visage d'une pâleur terreuse, si dévoré de faim, que ses mains en tremblaient.

      – En route! Mon petit, faut rejoindre les camarades.

      Maurice s'abandonna à son bras, se laissa emporter comme un enfant. Jamais bras de femme ne lui avait tenu aussi chaud au coeur. Dans l'écroulement de tout, au milieu de cette misère extrême, avec la mort en face, cela était pour lui d'un réconfort délicieux, de sentir un être l'aimer et le soigner; et peut-être l'idée que ce coeur tout à lui était celui d'un simple, d'un paysan resté près de la terre, dont il avait eu d'abord la répugnance, ajoutait-elle maintenant à sa gratitude une douceur infinie. N'était-ce point la fraternité des premiers jours du monde, l'amitié avant toute culture et toutes classes, cette amitié de deux hommes unis et confondus, dans leur commun besoin d'assistance, devant la menace de la nature ennemie? Il entendait battre son humanité dans la poitrine de Jean, et il était fier pour lui-même de le sentir plus fort, le secourant, se dévouant; tandis que Jean, sans analyser sa sensation, goûtait une joie à protéger chez son ami cette grâce, cette intelligence, restées en lui rudimentaires. Depuis la mort violente de sa femme, emportée dans un affreux drame, il se croyait sans coeur, il avait juré de ne plus jamais en voir, de ces créatures dont on souffre tant, même quand elles ne sont pas mauvaises. Et l'amitié leur devenait à tous deux comme un élargissement: on avait beau ne pas s'embrasser, on se touchait à fond, on était l'un dans l'autre, si différent que l'on fût, sur cette terrible route de Remilly, l'un soutenant l'autre, ne faisant plus qu'un être de pitié et de souffrance.

      Comme l'arrière-garde quittait Raucourt, les allemands, à l'autre bout, y entraient; et deux de leurs batteries, tout de suite installées, à gauche, sur les hauteurs, tirèrent. À ce moment, le 106e, filant par la route qui descend, le long de l'Emmane, se trouvait dans la ligne du tir. Un obus coupa un peuplier, au bord de la rivière; un autre s'enterra dans un pré, à côté du capitaine Beaudoin, sans éclater. Mais le défilé, jusqu'à Haraucourt, allait en se rétrécissant, et l'on s'enfonçait là, dans un couloir étroit, dominé des deux côtés par des crêtes couvertes d'arbres; si une poignée de Prussiens s'était embusquée en haut, un désastre était certain. Canonnées en queue, ayant à droite et à gauche la menace d'une attaque possible, les troupes n'avançaient plus que dans une anxiété croissante, ayant la hâte de sortir de ce passage dangereux. Aussi une flambée dernière d'énergie était-elle revenue aux plus las. Les soldats qui, tout à l'heure, se traînaient dans Raucourt, de porte en porte, allongeaient maintenant le pas, gaillards, ranimés, sous l'éperon cuisant du péril. Il semblait que les chevaux eux-mêmes eussent conscience qu'une minute perdue pouvait être payée chèrement. Et la tête de la colonne devait être à Remilly, lorsque, tout d'un coup, il y eut un arrêt dans la marche.

      – Foutre! dit Chouteau, est-ce qu'ils vont nous laisser là?

      Le 106e n'avait pas encore atteint Haraucourt, et les obus continuaient de pleuvoir.

      Comme le régiment marquait le pas, attendant de repartir, il en éclata un sur la droite, qui, heureusement, ne blessa personne. Cinq minutes s'écoulèrent, infinies, effroyables. On ne bougeait toujours point, il y avait là-bas un obstacle qui barrait la route, quelque brusque muraille qui s'était bâtie. Et le colonel, droit sur les étriers, regardait, frémissant, sentant derrière lui monter la panique de ses hommes.

      – Tout le monde sait que nous sommes vendus, reprit violemment

      Chouteau.

      Alors, des murmures éclatèrent, un grondement croissant d'exaspération, sous le fouet de la peur. Oui, oui! On les avait amenés là pour les vendre, pour les livrer aux Prussiens. Dans l'acharnement de la malchance et dans l'excès des fautes commises, il n'y avait plus, au fond de ces cerveaux bornés, que l'idée de la trahison qui pût expliquer une telle série de désastres.

      – Nous sommes vendus! répétaient des voix affolées.

      Et Loubet eut une imagination.

      – C'est ce cochon d'empereur qui est, là-bas, en travers de la route, avec ses bagages, pour nous arrêter.

      Tout de suite, la nouvelle circula. On affirmait que l'embarras venait du passage de la maison impériale, qui coupait la colonne. Et ce fut une exécration, des mots abominables, toute la haine que soulevait l'insolence des gens de l'empereur, s'emparant des villes où l'on couchait, déballant leurs provisions, leurs paniers de vin, leur vaisselle d'argent, devant les soldats dénués de tout, faisant flamber les cuisines, lorsque les pauvres bougres se serraient le ventre. Ah! ce misérable empereur, à cette heure sans trône et sans commandement, pareil à un enfant perdu dans son empire, qu'on emportait comme un inutile paquet, parmi les bagages des troupes, condamné à traîner avec lui l'ironie de sa maison de gala, ses cent-gardes, ses voitures, ses chevaux, ses cuisiniers, ses fourgons, toute la pompe de son manteau de cour, semé d'abeilles, balayant le sang et la boue des grandes routes de la défaite!

      Coup sur coup, deux autres obus tombèrent. Le lieutenant Rochas eut son képi enlevé par un éclat. Et les rangs se serrèrent,

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