La Débâcle. Emile Zola
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Читать онлайн книгу La Débâcle - Emile Zola страница 30
– Alors, ta soeur habite Sedan, nous y passerons peut-être.
– À Sedan, jamais! Ce n'est pas notre chemin, il faudrait être fou.
– Et elle est jeune, ta soeur?
– Mais elle a mon âge, je t'ai dit que nous étions jumeaux.
– Elle te ressemble?
– Oui, elle est blonde aussi, oh! des cheveux frisés, si doux!.. Toute petite, une figure mince, et pas bruyante, ah! non!.. Ma chère Henriette!
– Vous vous aimez bien?
– Oui, oui…
Il y eut un silence, et Jean, ayant regardé Maurice, remarqua que ses yeux se fermaient et qu'il allait tomber.
– Hé! mon pauvre petit… Tiens-toi, tonnerre de Dieu!.. Donne- moi ton flingot un instant, ça te reposera… Nous allons laisser la moitié des hommes en route, ce n'est pas Dieu possible qu'on aille plus loin aujourd'hui!
En face, il venait d'apercevoir Oches, dont les quelques masures s'étagent sur un coteau. L'église, toute jaune, haut perchée, domine, parmi des arbres.
– C'est là que nous allons coucher, bien sûr.
Et il avait deviné. Le général Douay, qui voyait l'extrême fatigue des troupes, désespérait de jamais atteindre la Besace, ce jour- là. Mais ce qui le décida surtout, ce fut l'arrivée du convoi, de ce fâcheux convoi qu'il traînait depuis Reims, et dont les trois lieues de voitures et de bêtes alourdissaient si terriblement sa marche. De Quatre-Champs, il avait donné l'ordre de le diriger directement sur Saint-Pierremont; et c'était seulement à Oches que les attelages ralliaient le corps, dans un tel état d'épuisement, que les chevaux refusaient d'avancer. Il était déjà cinq heures. Le général, craignant de s'engager dans le défilé de Stonne, crut devoir renoncer à achever l'étape indiquée par le maréchal. On s'arrêta, on campa, le convoi en bas, dans les prairies, gardé par une division, tandis que l'artillerie s'établissait en arrière, sur les coteaux, et que la brigade qui devait servir d'arrière- garde le lendemain, restait sur une hauteur, en face de Saint- Pierremont. Une autre division, dont faisait partie la brigade Bourgain-Desfeuilles, bivouaqua, derrière l'église, sur un large plateau, que bordait un bois de chênes.
La nuit tombait déjà, lorsque le 106e, à la lisière de ce bois, put enfin s'installer, tellement il y avait eu de confusion dans le choix et dans la désignation des emplacements.
– Zut! dit furieusement Chouteau, je ne mange pas, je dors!
C'était le cri de tous les hommes. Beaucoup n'avaient pas la force de dresser leurs tentes, s'endormaient où ils tombaient, comme des masses. D'ailleurs, pour manger, il aurait fallu une distribution de l'intendance; et l'intendance, qui attendait le 7e corps à la Besace, n'était pas à Oches. Dans l'abandon et le relâchement de tout, on ne sonnait même plus au caporal. Se ravitaillait qui pouvait. À partir de ce moment, il n'y eut plus de distributions, les soldats durent vivre sur les provisions qu'ils étaient censés avoir dans leurs sacs; et les sacs étaient vides, bien peu y trouvèrent une croûte, les miettes de l'abondance où ils avaient fini par vivre à Vouziers. On avait du café, les moins las burent encore du café sans sucre.
Lorsque Jean voulut partager, manger l'un de ses biscuits et donner l'autre à Maurice, il s'aperçut que celui-ci dormait profondément. Un instant, il songea à le réveiller; puis, stoïquement, il remit les biscuits au fond de son sac, avec des soins infinis, comme s'il eût caché de l'or: lui, se contenta de café, ainsi que les camarades. Il avait exigé que la tente fût dressée, tous s'y étaient allongés, quand Loubet revint d'expédition, rapportant des carottes d'un champ voisin. Dans l'impossibilité de les faire cuire, ils les croquèrent crues; mais elles exaspéraient leur faim, Pache en fut malade.
– Non, non, laissez-le dormir, dit Jean à Chouteau, qui secouait
Maurice pour lui donner sa part.
– Ah! dit Lapoulle, demain, quand nous serons à Angoulême, nous aurons du pain… J'ai eu un cousin militaire, à Angoulême. Bonne garnison.
On s'étonnait, Chouteau cria:
– Comment, à Angoulême? … En voilà un bougre de serin qui se croit à Angoulême!
Et il fut impossible de tirer une explication de Lapoulle. Il croyait qu'on allait à Angoulême.
C'était lui qui, le matin, à la vue des uhlans, avait soutenu que c'étaient des soldats à Bazaine.
Alors, le camp tomba dans une nuit d'encre, dans un silence de mort. Malgré la fraîcheur de la nuit, on avait défendu d'allumer des feux. On savait les Prussiens à quelques kilomètres, les bruits eux-mêmes s'assourdissaient, de crainte de leur donner l'éveil. Déjà, les officiers avaient averti leurs hommes qu'on partirait vers quatre heures du matin, pour rattraper le temps perdu; et tous, en hâte, dormaient gloutonnement, anéantis. Au- dessus des campements dispersés, la respiration forte de ces foules montait dans les ténèbres, comme l'haleine même de la terre.
Brusquement, un coup de feu réveilla l'escouade. La nuit était encore profonde, il pouvait être trois heures. Tous furent sur pied, l'alerte gagna de proche en proche, on crut à une attaque de l'ennemi. Et ce n'était que Loubet, qui, ne dormant plus, avait eu l'idée de s'enfoncer dans le bois de chênes, où il devait y avoir du lapin: quelle noce, si, dès le petit jour, il rapportait une paire de lapins aux camarades! Mais, comme il cherchait un bon poste d'affût, il entendit des hommes venir à lui, causant, cassant les branches, et il s'effara, il lâcha son coup de feu, croyant avoir affaire à des Prussiens.
Déjà, Maurice, Jean, d'autres arrivaient, lorsqu'une voix enrouée s'éleva:
– Ne tirez pas, nom de Dieu!
C'était, à la lisière du bois, un homme grand et maigre, dont on distinguait mal l'épaisse barbe en broussaille. Il portait une blouse grise, serrée à la taille par une ceinture rouge, et avait un fusil en bandoulière. Tout de suite, il expliqua qu'il était Français, franc-tireur, sergent, et qu'il venait, avec deux de ses hommes, des bois de Dieulet, pour donner des renseignements au général.
– Eh! Cabasse! Ducat! cria-t-il en se retournant, eh! Bougres de feignants, arrivez donc!
Sans doute, les deux hommes avaient eu peur, et ils s'approchèrent pourtant, Ducat petit et gros, blême, les cheveux rares, Cabasse grand et sec, la face noire, avec un long nez en lame de couteau.
Cependant, Maurice qui examinait de près le sergent, avec surprise, finit par lui demander:
– Dites donc, est-ce que vous n'êtes pas Guillaume Sambuc, de
Remilly?
Et, comme celui-ci, après une hésitation, l'air inquiet, disait oui, le jeune homme eut un léger mouvement de recul, car ce Sambuc passait pour être un terrible chenapan, digne fils d'une famille de bûcherons qui avait mal tourné, le père ivrogne, trouvé un soir la gorge coupée, au coin d'un bois, la mère et la fille mendiantes et voleuses, disparues, tombées à quelque maison de tolérance. Lui, Guillaume, braconnait, faisait la contrebande; et un seul petit de cette portée de loups avait grandi honnête, Prosper, le chasseur d'Afrique, qui, avant d'avoir la chance d'être soldat, s'était fait garçon de ferme, en haine de la forêt.
– J'ai vu votre frère à Reims et à Vouziers, reprit