Son Excellence Eugène Rougon. Emile Zola
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«Rougon! c'est moi qui l'ai fait!» Mme Correur ayant tenté de l'interrompre, il la prit à témoin. Elle savait bien tout, elle! Ça s'était passé chez elle, rue Vaneau, hôtel Vaneau. Elle ne démentirait peut-être pas qu'il lui avait prêté ses bottes vingt fois, pour aller chez des gens comme il faut se mêler à un tas de trafics, auxquels personne ne comprenait rien. Rougon, dans ce temps-là, n'avait qu'une paire de vieilles savates éculées, dont un chiffonnier n'aurait pas voulu.
Et, se penchant d'un air victorieux vers la table voisine, mêlant la famille à la conversation, il s'écria:
«Parbleu! elle ne dira pas non. C'est elle, à Paris, qui lui a payé sa première paire de bottes neuves.» Mme Correur tourna sa chaise, pour ne plus paraître faire partie de la société de Gilquin. Les Charbonnel restaient tout pâles de la façon dont ils entendaient traiter un homme qui devait leur mettre en poche cinq cent mille francs. Mais Gilquin était lancé, il raconta, avec des détails interminables, les commencements de Rougon. Lui, se disait philosophe; il riait maintenant, il prenait à partie les consommateurs les uns après les autres, fumant, crachant, buvant, leur expliquant qu'il était accoutumé à l'ingratitude des hommes; il lui suffisait d'avoir sa propre estime. Et il répétait qu'il avait fait Rougon. A cette époque, il voyageait pour la parfumerie; mais le commerce n'allait pas, à cause de la république. Tous les deux, ils crevaient de faim sur le même palier. Alors, lui, avait eu l'idée de pousser Rougon à se faire envoyer de l'huile d'olive par un propriétaire de Plassans; et Ils s'étaient mis en campagne, chacun de son côté, battant le pavé de Paris jusqu'à des dix heures du soir, avec des échantillons d'huile dans leurs poches. Rougon n'était pas fort; pourtant il rapportait parfois de belles commandes, prises chez les grands personnages où il allait en soirée. Ah! ce gredin de Rougon! plus bête qu'une oie sur toutes sortes de choses, et malin avec cela! Comme il avait fait trimer Théodore, plus tard, pour sa politique! Ici, Gilquin baissa un peu la voix, cligna les yeux; car, enfin, lui aussi avait fait partie de la bande. Il courait les bastringues de barrière, où il criait: vive la république! Dame, il fallait bien être républicain, pour racoler du monde. L'Empire lui devait un beau cierge. Eh bien, l'Empire ne lui disait pas même merci. Tandis que Rougon et sa clique se partageaient le gâteau, on le flanquait à la porte, comme un chien galeux. Il préférait ça, il aimait mieux rester indépendant. Seulement, il éprouvait un regret, celui de n'être pas allé jusqu'au bout avec les républicains, pour balayer à coups de fusil toute cette crapule-là.
«C'est comme le petit Du Poizat, qui a l'air de ne plus me reconnaître! dit-il en terminant. Un gringalet dont j'ai bourré plus d'une fois la pipe!.. Du Poizat! sous-préfet! Je l'ai vu en chemise avec la grande Amélie qui le jetait d'une claque à la porte, quand il n'était pas sage.» Il se tut un instant, subitement attendri, les yeux noyés d'ivresse. Puis, il reprit, en interrogeant les consommateurs à la ronde:
«Enfin, vous venez de voir Rougon… Je suis aussi grand que lui. J'ai son âge. Je me flatte d'avoir une tête un peu moins canaille que la sienne. Eh bien, est-ce que je ne ferais pas mieux que ce gros cochon dans une voiture, avec des machines dorées plein le corps?» Mais, à ce moment, une telle clameur s'éleva de la place de l'Hôtel-de-Ville, que les consommateurs ne songèrent guère à répondre. La foule s'emporta de nouveau, on ne voyait que des jambes d'homme en l'air, tandis que les femmes se retroussaient jusqu'aux genoux, montrant leurs bas blancs, pour mieux courir.
Et, comme la clameur approchait, s'élargissait en un glapissement de plus en plus distinct, Gilquin cria:
«Houp! c'est le mioche!.. Payez vite, papa Charbonnel, et suivez-moi tous.» Mme Correur avait saisi un pan de son paletot de coutil jaune, afin de ne pas le perdre. Mme Charbonnel venait ensuite essoufflée. On faillit laisser en chemin M. Charbonnel. Gilquin s'était jeté en plein tas, résolument, jouant des coudes, ouvrant un sillon; et il manœuvrait avec une telle autorité, que les rangs les plus serrés s'écartaient devant lui. Quand il fut parvenu au parapet du quai, il plaça son monde. D'un effort, il souleva ces dames, les assit sur le parapet, les jambes du côté de la rivière, malgré les petits cris d'effroi qu'elles poussaient. Lui et M. Charbonnel restèrent debout derrière elles.
«Hein! mes petites chattes, vous êtes aux premières loges, leur dit-il pour les calmer. N'ayez pas peur! Nous allons vous prendre par la taille.»
Il glissa ses deux bras autour du bel embonpoint de Mme Correur, qui lui sourit. On ne pouvait se fâcher avec ce gaillard-là. Cependant, on ne voyait rien. Du côté de la place de l'Hôtel-de-Ville, il y avait comme un clapotement de têtes, une marée de vivats qui montaient; des chapeaux, au loin, agités par des mains qu'on ne distinguait pas, mettaient au-dessus de la foule une large vague noire, dont le flot gagnait lentement de proche en proche. Puis, ce furent les maisons du quai Napoléon, situées en face de la place, qui s'émurent les premières; aux fenêtres, les gens se haussèrent, se bousculèrent, avec des visages ravis, des bras tendus montrant quelque chose, à gauche, du côté de la rue de Rivoli. Et, pendant trois éternelles minutes, le pont resta encore vide. Les cloches de Notre-Dame, comme prises d'une fureur d'allégresse, sonnaient plus fort.
Tout d'un coup, au milieu de la multitude anxieuse, des trompettes parurent, sur le pont désert. Un immense soupir roula et se perdit. Derrière les trompettes et le corps de musique qui les suivait, venait un général accompagné de son état-major, à cheval.
Ensuite, après des escadrons de carabiniers, de dragons et de guides, commençaient les voitures de gala. Il y en avait d'abord huit, attelées de six chevaux. Les premières contenaient des dames du palais, des chambellans, des officiers de la maison de l'empereur et de l'impératrice, des dames d'honneur de la grande-duchesse de Bade, chargée de représenter la marraine.
Et Gilquin, sans lâcher Mme Correur, lui expliquait dans le dos que la marraine, la reine de Suède, n'avait, pas plus que le parrain, pris la peine de se déranger.
Puis, lorsque passèrent la septième voiture et la huitième, il nomma les personnages, avec une familiarité qui le montrait très au courant des choses de la cour.
Ces deux dames, c'étaient la princesse Mathilde et la princesse Marie. Ces trois messieurs, c'étaient le roi Jérôme, le prince Napoléon et le prince de Suède; ils avaient avec eux la grande-duchesse de Bade. Le cortège avançait lentement. Aux portières, des écuyers, des aides de camp, des chevaliers d'honneur, tenaient les brides très courtes, pour maintenir leurs chevaux au pas.
«Où donc est le petit? demanda Mme Charbonnel impatiente.
– Pardi! on ne l'a pas mis sous une banquette, dit Gilquin en riant. Attendez, il va venir.» Il serra plus amoureusement Mme Correur, qui s'abandonnait, parce qu'elle avait peur de tomber, disait-elle. Et, gagné par l'admiration, les yeux luisants, il murmura encore:
«N'importe, c'est vraiment beau! Se gobergent-ils ces mâtins-là, dans leurs boîtes de satin… Quand on pense que j'ai travaillé à tout ça!» Il se gonflait; le cortège, la foule, l'horizon entier était à lui. Mais, dans le court recueillement causé par l'apparition des premières voitures, un brouhaha formidable arrivait; maintenant, c'était sur le quai même que les chapeaux volaient au-dessus des têtes moutonnantes. Au milieu du pont, six piqueurs de l'empereur passaient, avec leur livrée verte, leurs calottes rondes autour desquelles retombaient les brins dorés d'un large gland. Et la voiture de l'impératrice se montra enfin; elle était traînée par huit chevaux; elle avait quatre lanternes, très riches, plantées aux quatre coins de la caisse; et, toute en glaces, vaste, arrondie, elle ressemblait à un grand coffret de cristal, enrichi de galeries d'or, monté sur des roues d'or. A l'intérieur, on distinguait nettement, dans un nuage de dentelles blanches, la tache rose du prince impérial, tenu sur les genoux de la gouvernante des Enfants de France; auprès d'elle, était la nourrice, une Bourguignonne, belle femme à forte poitrine. Puis