Sapho. Alphonse Daudet
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Jean ne put en entendre davantage. Il se sentait mourir de tout ce poison absorbé. Après le froid de tout à lheure, une brûlure lui tordait la poitrine, montait à sa tête bourdonnante et près déclater comme une tôle chauffée à blanc. Il traversa la chaussée, en chancelant sous les roues des voitures. Des cochers criaient. À qui en avaient-ils, ces imbéciles?
En passant sur le marché de la Madeleine, il fut troublé par une odeur dhéliotrope, lodeur préférée de sa maîtresse. Il pressa le pas pour la fuir, et furieux, déchiré, il pensait tout haut: «ma maîtresse!… oui, une belle ordure… Sapho, Sapho… Dire que jai vécu un an avec ça!…» Il répétait le nom avec rage, se rappelant lavoir vu sur les petits journaux parmi dautres sobriquets de filles, dans le grotesque Almanach-Gotha de la galanterie: Sapho, Cora, Caro, Phryné, Jeanne de Poitiers, le Phoque…
Et avec les cinq lettres de son nom abominable, toute la vie de cette femme lui passait en fuite dégout sous les yeux… Latelier de Caoudal, les trépignées chez La Gournerie, les factions de nuit devant les bouges ou sur le paillasson du poète… Puis le beau graveur, les faux, la cour dassises… et le petit bonnet du bagne qui lui allait si bien, et le baiser jeté à son faussaire: «Tennuie pas, mami…» Mami! le même nom, la même caresse que pour lui… Quelle honte! Ah! il allait joliment te balayer ces saletés-là… Et toujours cette odeur dhéliotrope qui le poursuivait dans un crépuscule du même lilas pâle que la toute petite fleur.
Tout à coup, il saperçut quil était encore à arpenter le marché comme un pont de bateau. Il reprit sa course, arriva dune traite rue dAmsterdam, bien décidé à chasser cette femme de chez lui, à la jeter sur lescalier sans explication, en lui crachant linjure de son nom dans le dos. À la porte il hésita, réfléchit, fit quelques pas encore. Elle allait crier, sangloter, lâcher par la maison tout son vocabulaire du trottoir, comme là-bas, rue de lArcade…
Écrire?… oui, cest cela, il valait mieux écrire, lui régler son compte en quatre mots, bien féroces. Il entra dans une taverne anglaise, déserte et morne sous le gaz quon allumait, sassit à une table empoissée, près de lunique consommateur, une fille à tête de mort qui dévorait du saumon fumé, sans boire. Il demanda une pinte dale, ny toucha pas et commença une lettre. Mais trop de mots se pressaient dans sa tête, qui voulaient sortir à la fois, et que lencre décomposée et grumeleuse traçait lentement à son gré.
Il déchirait deux ou trois commencements, sen allait enfin sans écrire, quand tout bas près de lui une bouche pleine et vorace demanda timidement: «Vous ne buvez pas?… on peut?…» Il fit signe que oui. La fille se jeta sur la pinte et la vida dune goulée violente qui révélait la détresse de cette malheureuse, ayant tout juste dans sa poche de quoi rassasier sa faim sans larroser dun peu de bière. Une pitié lui vint, qui lapaisa, léclaira subitement sur les misères dune vie de femme; et il se mit à juger plus humainement, à raisonner son malheur.
Après tout, elle ne lui avait pas menti; et sil ne savait rien de sa vie, cest quil ne sen était jamais soucié. Que lui reprochait-il?… Son temps à Saint-Lazare?… Mais puisquon lavait acquittée, portée presque en triomphe à la sortie… Alors, quoi? Dautres hommes avant lui?… Est-ce quil ne le savait pas?… Quelle raison de lui en vouloir davantage, parce que les noms de ces amants étaient connus, célèbres, quil pouvait les rencontrer, leur parler, regarder leurs portraits aux devantures? Devait-il lui faire un crime davoir préféré ceux-là?
Et tout au fond de son être, se levait une fierté mauvaise, inavouable, de la partager avec ces grands artistes, de se dire quils lavaient trouvée belle. À son âge on nest jamais sûr, on ne sait pas bien. On aime la femme, lamour; mais les yeux et lexpérience manquent, et le jeune amant qui vous montre un portrait de sa maîtresse, cherche un regard, une approbation qui le rassurent. La figure de Sapho lui semblait grandie, auréolée, depuis quil la savait chantée par La Gournerie, fixée par Caoudal dans le marbre et le bronze.
Mais brusquement repris de rage, il quittait le banc où sa méditation lavait jeté sur un boulevard extérieur, au milieu des cris denfants, des commérages de femmes douvriers dans la poudreuse soirée de juin; et il se remettait à marcher, à parler tout haut, furieusement… Joli, le bronze de Sapho… du bronze de commerce, qui a traîné partout, banal comme un air dorgue, comme ce mot de Sapho qui à force de rouler les siècles sest encrassé de légendes immondes sur sa grâce première, et dun nom de déesse est devenu létiquette dune maladie… Quel dégoût que tout cela, mon Dieu!…
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