Sapho. Alphonse Daudet

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Sapho - Alphonse Daudet

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campagne, cest si rapace!… Sa cuisine, par exemple, vaut mieux quelle… goûte-moi cette terrine de lièvre.»

      Elle découpait le pâté, débouchait le champagne, oubliait de se servir pour le regarder manger, faisant à chaque geste remonter jusquà lépaule les manches dune gandoura dAlger, de laine souple et blanche, quelle portait toujours à la maison. Elle lui rappelait ainsi leur première rencontre chez Déchelette; et serrés sur le même fauteuil, mangeant dans la même assiette, ils parlaient de cette soirée.

      — Oh! moi, disait-elle, dès que je tai vu entrer, jai eu envie de toi… Jaurais voulu te prendre, temmener tout de suite, pour que les autres ne taient pas… Et toi, quest-ce que tu pensais, quand tu mas vue?…

      Dabord elle lui avait fait peur; puis il sétait senti plein de confiance, en intimité complète avec elle.

      — Au fait, ajouta-t-il, je ne tai jamais demandé… Pourquoi tes-tu fâchée?… Pour deux vers de La Gournerie?…

      Elle eut le même froncement de sourcils quau bal, puis un geste de tête:

      — Des bêtises!… nen parlons plus…

      Et les bras autour de lui:

      —Cest que javais un peu peur, moi aussi… jessayais de me sauver, de me reprendre… mais je nai pas pu, je ne pourrai jamais…

      — Oh! jamais.

      — Tu verras.

      Il se contenta de répondre avec le sourire sceptique de son âge, sans sarrêter à laccent passionné, presque menaçant, dont lui fut jeté ce «tu verras…». Cette étreinte de femme était si douce, si soumise; il croyait fermement navoir quun geste à faire pour se dégager…

      Même à quoi bon se dégager?… Il était si bien dans le dorlotement de cette chambre voluptueuse, si délicieusement étourdi par cette haleine en caresse sur ses paupières qui battaient, lourdes de sommeil, pleines de visions fuyantes, bois rouillés, prés, meules ruisselantes, toute leur journée damour à la campagne…

      Au matin, il fut réveillé en sursaut par la voix de Machaume criant au pied du lit, sans le moindre mystère:

      — Il est là… il veut vous parler…

      — Comment! il veut?… Je ne suis donc plus chez moi!… tu las donc laissé entrer…

      Furieuse, elle bondit, séchappa de la chambre, à moitié nue, la batiste ouverte:

      — Ne bouge pas, mami… je reviens…

      Mais il ne lattendit pas et ne sentit tranquille que lorsquil fut levé à son tour, et vêtu, ses pieds solides dans ses bottes.

      Tout en ramassant ses vêtements dans la chambre hermétiquement close où la veilleuse éclairait encore le désordre du petit souper, il entendait le bruit dun débat terrible étouffé par les tentures du salon. Une voix dhomme, irritée dabord, puis implorante, dont les éclats sécrasaient en sanglots, en larmoyantes faiblesses, alternait avec une autre voix quil ne reconnut pas tout de suite, dure et rauque, chargée de haine et de mots ignobles arrivant jusquà lui comme dune dispute de brasserie de filles.

      Tout ce luxe amoureux en était souillé, dégradé dun éclaboussement de taches sur de la soie; et la femme salie aussi, au niveau dautres quil avait méprisées auparavant.

      Elle rentra haletante, tordant dun beau geste sa chevelure répandue:

      — Est-ce bête un homme qui pleure!…

      Puis le voyant debout, habillé, elle eut un cri de rage:

      — Tu tes levé!… recouche-toi… tout de suite… Je le veux…

      Subitement radoucie, et lenlaçant du geste et de la voix:

      — Non, non… ne pars pas… tu ne peux pas ten aller comme ça… Dabord je suis sûre que tu ne reviendrais plus.

      — Mais si… Pourquoi donc?…

      — Jure que tu nes pas fâché, que tu viendras encore… oh! cest que je te connais.

      Il jura ce quelle voulut, mais ne se recoucha pas malgré ses supplications et lassurance réitérée quelle était chez elle, libre de sa vie, de ses actes. À la fin elle sembla se résigner à le voir partir, et laccompagna jusquà la porte, nayant plus rien de la faunesse en délire, bien humble au contraire, cherchant à se faire pardonner.

      Une longue et profonde caresse dadieu les retint dans lantichambre.

      «Alors… quand?…» lui demandait-elle, les yeux tout au fond des yeux. Il allait répondre, mentir sans doute, dans sa hâte dêtre dehors, quand un coup de sonnette larrêta. Machaume sortit de sa cuisine, mais Fanny lui fit signe: «Non… nouvre pas…» Et ils restaient là, tous les trois, immobiles, sans parler.

      On entendit une plainte étouffée, puis le froissement dune lettre glissée sous la porte, et des pas qui descendaient lentement.

      — Quand je te disais que jétais libre… tiens!…

      Elle passa à son amant la lettre quelle venait douvrir, une pauvre lettre damour, bien basse, bien lâche, crayonnée en hâte sur une table de café et dans laquelle le malheureux demandait grâce pour sa folie du matin, reconnaissait navoir aucun droit sur elle que celui quelle voudrait bien lui laisser, priait à deux mains jointes quon ne lexilât pas sans retour, promettant daccepter tout, résigné à tout… mais ne pas la perdre, mon Dieu! ne pas la perdre…

      «Crois-tu!…» dit-elle avec un mauvais rire; et ce rire acheva de lui barrer le coeur quelle voulait conquérir. Jean la trouva cruelle. Il ne savait pas encore que la femme qui aime na dentrailles que pour son amour, toutes ses forces vives de charité, de bonté, de pitié, de dévouement absorbées au profit dun être, dun seul.

      «Tu as bien tort de te moquer… cette lettre est horriblement belle et navrante…» et tout bas, dune voix grave, en lui tenant les mains:

      — Voyons… pourquoi le chasses-tu?…

      — Je nen veux plus… Je ne laime pas.

      — Pourtant cétait ton amant… Il ta fait ce luxe où tu vis, où tu as toujours vécu, qui test nécessaire.

      — Mami, dit-elle avec son accent de franchise, quand je ne te connaissais pas, je trouvais tout cela très bien… Maintenant cest une fatigue, une honte; jen avais le coeur qui me levait… Oh! je sais, tu vas me dire que toi ce nest pas sérieux, que tu ne maimes pas… Mais ça, jen fais mon affaire… Que tu le veuilles ou non, je te forcerai bien de maimer.

      Il ne répondit pas, convint dun rendez-vous pour le lendemain, et se sauva, laissant quelques louis à Machaume, le fond de sa bourse détudiant, en paiement de la terrine. Pour lui, cétait fini maintenant. De quel droit troubler cette existence de femme, et que pouvait-il lui offrir en échange de ce quil lui faisait perdre?

      Il lui écrivit cela, le jour même, aussi doucement, aussi sincèrement quil put, mais sans lui avouer que de leur liaison, de ce caprice léger et aimable, il avait senti se dégager tout à coup quelque chose de violent,

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