Sapho. Alphonse Daudet
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Lui aussi, en revenant du bureau, essayait des acquisitions; mais il ne sentendait à rien, ne sachant dire non, ni sen aller les mains vides. Entré chez un brocanteur pour acheter un huilier ancien quelle lui avait signalé, il rapportait en guise de lobjet déjà vendu un lustre de salon à pendeloques, bien inutile puisquils navaient pas de salon.
— Nous le mettrons dans la véranda… disait Fanny pour le consoler.
Et le bonheur de prendre des mesures, les discussions sur la place dun meuble; et les cris, les rires fous, les bras éperdus au plafond quand on sapercevait que malgré toutes les précautions, malgré la liste très complète des achats indispensables, il y avait toujours quelque chose doublié.
Ainsi la râpe à sucre. Conçoit-on quils allaient se mettre en ménage sans râpe à sucre!….
Puis, tout acheté et mis en place, les rideaux pendus, une mèche à la lampe neuve, quelle bonne soirée que celle de linstallation, la revue minutieuse des trois pièces avant de se coucher, et comme elle riait en léclairant pendant quil verrouillait la porte:
— Encore un tour, encore… ferme bien… Soyons bien chez nous…
Alors ce fut une vie nouvelle, délicieuse. En quittant son travail, il rentrait vite, pressé dêtre arrivé, en pantoufles au coin de leur feu. Et dans le noir pataugeage de la rue, il se figurait leur chambre allumée et chaude, égayée de ses vieux meubles provinciaux que Fanny traitait par avance de débarras et qui sétaient trouvés de fort jolies anciennes choses; larmoire surtout, un bijou Louis XVI, avec ses panneaux peints, représentant des fêtes provençales, des bergers en jaquettes fleuries, des danses au galoubet et au tambourin. La présence, familière à ses yeux denfant, de ces vieilleries démodées lui rappelait la maison paternelle, consacrait son nouvel intérieur dont il était à goûter le bien-être.
Dès son coup de sonnette, Fanny arrivait, soignée, coquette, «sur le pont», comme elle disait. Sa robe de laine noire, très unie, mais taillée sur un patron de bon faiseur, une simplicité de femme qui a eu de la toilette, les manches retroussées, un grand tablier blanc; car elle faisait elle-même leur cuisine et se contentait dune femme de ménage pour les grosses besognes qui gercent les mains ou les déforment.
Elle sy entendait même très bien, savait une foule de recettes, plats du Nord ou du Midi, variés comme son répertoire de chansons populaires que, le dîner fini, le tablier blanc accroché derrière la porte refermée de la cuisine, elle entonnait de sa voix de contralto, meurtrie et passionnée.
En bas la rue grondait, roulait en torrent. La pluie froide tintait sur le zinc de la véranda; et Gaussin, les pieds au feu, étalé dans son fauteuil, regardait en face les vitres de la gare et les employés courbés à écrire sous la lumière blanche de grands réflecteurs.
Il était bien, se laissait bercer. Amoureux? Non; mais reconnaissant de lamour dont on lenveloppait, de cette tendresse toujours égale. Comment avait-il pu se priver si longtemps de ce bonheur, dans la crainte — dont il riait maintenant — dun acoquinement, dune entrave quelconque? Est-ce que sa vie nétait pas plus propre que lorsquil allait de fille en fille, risquant sa santé?
Aucun danger pour plus tard. Dans trois ans, quand il partirait, la brisure se ferait toute seule et sans secousse. Fanny était prévenue; ils en parlaient ensemble, comme de la mort, dune fatalité lointaine, mais inéluctable. Restait le grand chagrin quils auraient chez lui en apprenant quil ne vivait pas seul, la colère de son père si rigide et si prompt.
Mais comment pourraient-ils savoir? Jean ne voyait personne à Paris. Son père, «le consul» comme on disait là-bas, était retenu toute lannée par la surveillance du domaine très considérable quil faisait valoir et ses rudes batailles avec la vigne. La mère, impotente, ne pouvait faire sans aide un pas ni un geste, laissant à Divonne la direction de la maison, le soin des deux petites soeurs jumelles, Marthe et Marie, dont la double naissance en surprise avait à tout jamais emporté ses forces actives. Quant à loncle Césaire, le mari de Divonne, cétait un grand enfant quon ne laissait pas voyager seul.
Et Fanny maintenant connaissait toute la famille. Lorsquil recevait une lettre de Castelet, au bas de laquelle les bessonnes avaient mis quelques lignes de leur grosse écriture à petits doigts, elle la lisait par-dessus son épaule, sattendrissait avec lui. De son existence à elle il ne savait rien, ne sinformait pas. Il avait le bel égoïsme inconscient de sa jeunesse, aucune jalousie, aucune inquiétude. Plein de sa propre vie, il la laissait déborder, pensait tout haut, se livrait, pendant que lautre restait muette.
Ainsi les jours, les semaines sen allaient dans une heureuse quiétude un moment troublée par une circonstance qui les émut beaucoup, mais diversement. Elle se crut enceinte et le lui apprit avec une joie telle quil ne put que la partager. Au fond, il avait peur. Un enfant, à son âge!… Quen ferait-il?… Devait-il le reconnaître?… Et quel gage entre cette femme et lui, quelle complication davenir!
Soudainement, la chaîne lui apparut, lourde, froide et scellée. La nuit, il ne dormait pas plus quelle; et côte à côte dans leur grand lit, ils rêvaient, les yeux ouverts, à mille lieues lun de lautre.
Par bonheur, cette fausse alerte ne se renouvela plus, et ils reprirent leur train de vie paisible, exquisement close. Puis lhiver fini, le vrai soleil enfin revenu, leur case sembellissait encore, agrandie de la terrasse et de la tente. Le soir, ils dînaient là sous le ciel teinté de vert, que rayait le sifflement en coup dongle des hirondelles.
La rue envoyait ses bouffées chaudes et tous les bruits des maisons voisines; mais le moindre souffle dair était pour eux, et ils soubliaient des heures, leurs genoux enlacés, ny voyant plus. Jean se rappelait des nuits semblables au bord du Rhône, rêvait de consulats lointains dans des pays très chauds, de ponts de navires en partance où la brise aurait cette haleine longue dont frémissait le rideau de la tente. Et lorsquune caresse invisible murmurait sur ses lèvres: «maimes-tu?… il revenait toujours de très loin pour répondre: «oh! oui, je taime…» Voilà ce que cest de les prendre si jeunes; ils ont trop de choses dans la tête.
Sur le même balcon, séparé deux par une grille en fer enguirlandée de fleurs grimpantes, un autre couple roucoulait, M. et Mme Hettéma, des gens mariés, très gros, dont les baisers claquaient comme des gifles. Merveilleusement appareillés, dans une conformité dâge, de goût, de lourdes tournures, cétait touchant dentendre ces amoureux à fin de jeunesse chanter en duo tout bas, en sappuyant à la balustrade, de vieilles romances sentimentales…
Mais je lentends qui soupire dans lombre Cest un beau rêve, ah! laissez-moi dormir.
Ils plaisaient à Fanny, elle aurait voulu les connaître. Quelquefois même la voisine et elle échangeaient par-dessus le fer noirci de la rampe un sourire de femmes amoureuses et heureuses; mais les hommes comme toujours se tenaient plus raides et lon ne se parlait pas.
Jean revenait du quai dOrsay, une après-midi, quand il sentendit appeler au coin de la rue Royale. Il faisait un jour admirable, une lumière chaude où Paris sépanouissait à ce tournant du boulevard qui par un beau couchant, vers lheure du Bois, na pas son pareil au monde.
— Mettez-vous là, belle jeunesse, et buvez quelque chose… ça mamuse les yeux de vous regarder.
Deux