La Sorcière. Jules Michelet
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Ce mot circule, on le redit. Et il étend autour d'eux comme une atmosphère de terreur. Chacun leur ôte le chapeau bien bas, très bas. Mais on s'éloigne, on s'écarte, quand ils passent. Pour les éviter, on s'en va par le chemin de traverse, sans voir et le dos courbé. Ce changement les rend fiers d'abord, bientôt les attriste. Ils vont seuls dans la commune. Elle, si fine, elle voit bien le dédain haineux du château, la haine peureuse d'en bas. Elle se sent entre deux périls, dans un terrible isolement. Nul protecteur que le seigneur, ou plutôt l'argent qu'on lui donne; mais, pour le trouver cet argent, pour stimuler la lenteur du paysan, vaincre l'inertie qu'il oppose, pour arracher quelque chose même à qui n'a rien, qu'il faut d'insistances, de menaces, de rigueur! Le bonhomme n'était pas fait à ce métier. Elle l'y dresse, elle le pousse, elle lui dit: «Soyez rude; au besoin cruel. Frappez. Sinon, vous manquerez les termes. Et alors, nous sommes perdus.»
Ceci, c'est le tourment du jour, peu de chose en comparaison des supplices de la nuit. Elle a comme perdu le sommeil. Elle se lève, va, vient. Elle rôde autour de la maison. Tout est calme; et cependant qu'elle est changée, cette maison! Comme elle a perdu sa douceur de sécurité, d'innocence! Que rumine ce chat au foyer, qui fait semblant de dormir et m'entrouvre ses yeux verts? La chèvre, à la longue barbe, discrète et sinistre personne, en sait bien plus qu'elle n'en dit. Et cette vache, que la lune fait entrevoir dans l'étable, pourquoi m'a-t-elle adressé de côté un tel regard?... Tout cela n'est pas naturel.
Elle frissonne et va se mettre à côté de son mari. «Homme heureux! quel sommeil profond!... Moi, c'est fini, je ne dors plus; je ne dormirai plus jamais!...» Elle s'affaisse pourtant à la longue. Mais, alors, combien elle souffre! L'hôte importun est près d'elle, exigeant, impérieux. Il la traite sans ménagement; si elle l'éloigne un moment par le signe de la croix ou quelque prière, il revient sous une autre forme. «Arrière, démon, qu'oses-tu? Je suis une âme chrétienne... Non, cela ne t'est pas permis.»
Il prend alors, pour se venger, cent formes hideuses: il file gluant en couleuvre sur son sein, danse en crapaud sur son ventre, ou, chauve-souris, d'un bec aigu cueille à sa bouche effrayée d'horribles baisers... Que veut-il? La pousser à bout, faire que, vaincue, épuisée, elle cède et lâche un oui. Mais elle résiste encore. Elle s'obstine à dire non. Elle s'obstine à souffrir les luttes cruelles de chaque nuit, l'interminable martyre de ce désolant combat.
«Jusqu'à quel point un Esprit peut-il en même temps se faire corps? Ses assauts, ses tentatives ont-elles une réalité? Pécherait-elle charnellement, en subissant l'invasion de celui qui rôde autour d'elle? Serait-ce un adultère réel?...» Détour subtil par lequel il alanguit quelquefois, énerve sa résistance. «Si je ne suis rien qu'un souffle, une fumée, un air léger (comme beaucoup de docteurs le disent), que craignez-vous, âme timide, et qu'importe à votre mari?»
C'est le supplice des âmes, pendant tout le Moyen-âge, que nombre de questions que nous trouverions vaines, de pure scolastique, agitent, effrayent, tourmentent, se traduisent en visions, parfois en débats diaboliques, en dialogues cruels qui se font à l'intérieur. Le démon, quelque furieux qu'il soit dans les démoniaques, reste un esprit toutefois tant que dure l'Empire romain, et encore au temps de saint Martin, au cinquième siècle. A l'invasion des Barbares, il se barbarise et prend corps. Il l'est si bien, qu'à coups de pierres il s'amuse à casser la cloche du couvent de saint Benoît. De plus en plus, pour effrayer les violents envahisseurs de biens ecclésiastiques, on incarne fortement le diable; on inculque cette pensée qu'il tourmentera les pécheurs, non d'âme à âme seulement, mais corporellement dans leur chair, qu'ils souffriront des supplices matériels, non des flammes idéales, mais bien en réalité ce que les charbons ardents, le gril ou la broche rouge peuvent donner d'exquises douleurs.
L'idée des diables tortureurs, infligeant aux âmes des morts des tortures matérielles, fut pour l'Église une mine d'or. Les vivants, navrés de douleur, de pitié, se demandaient: «Si l'on pouvait, d'un monde à l'autre, les racheter, ces pauvres âmes? leur appliquer l'expiation par amende et composition que l'on pratique sur la terre?»—Ce pont entre les deux mondes fut Cluny, qui dès sa naissance (vers 900), devint tout à coup l'un des ordres les plus riches.
Tant que Dieu punissait lui-même, appesantissait sa main ou frappait par l'épée de l'ange (selon la noble forme antique), il y avait moins d'horreur; cette main était sévère, celle d'un juge, d'un père pourtant. L'ange en frappant restait pur et net comme son épée. Il n'en est nullement ainsi, quand l'exécution se fait par des démons immondes. Ils n'imitent point du tout l'ange qui brûla Sodome, mais qui d'abord en sortit. Ils y restent, et leur enfer est une horrible Sodome où ces esprits, plus souillés que les pécheurs qu'on leur livre, tirent des tortures qu'ils infligent d'odieuses jouissances. C'est l'enseignement qu'on trouvait dans les naïves sculptures étalées aux portes des églises. On y apprenait l'horrible leçon des voluptés de la douleur. Sous prétexte de supplice, les diables assouvissent sur leurs victimes les caprices les plus révoltants. Conception immorale et profondément coupable! d'une prétendue justice qui favorise le pire, empire sa perversité en lui donnant un jouet, et corrompt le démon même!
Temps cruels! Sentez-vous combien le ciel fut noir et bas, lourd sur la tête de l'homme? Les pauvres petits enfants, dès leur premier âge imbus de ces idées horribles, et tremblants dans le berceau! La vierge pure, innocente, qui se sent damnée du plaisir que lui inflige l'Esprit. La femme, au lit conjugal, martyrisée de ses attaques, résistant, et cependant, par moments, le sentant en elle... Chose affreuse que connaissent ceux qui ont le ténia. Se sentir une vie double, distinguer les mouvements du monstre, parfois agité, parfois d'une molle douceur, onduleuse, qui trouble encore plus, qui ferait croire qu'on est en mer! Alors, on court éperdu, ayant horreur de soi-même, voulant s'échapper, mourir...
Même aux moments où le démon ne sévissait pas contre elle, la femme qui commençait à être envahie de lui errait accablée de mélancolie. Car, désormais, nul remède. Il entrait invinciblement, comme une fumée immonde. Il est le prince des airs, des tempêtes, et tout autant, des tempêtes intérieures. C'est ce qu'on voit exprimé grossièrement, énergiquement sous le portail de Strasbourg. En tête du chœur des Vierges folles, leur chef, la femme scélérate qui les entraîne à l'abîme, est pleine, gonflée du démon, qui regorge ignoblement et lui sort de dessous ses jupes en noir flot d'épaisse fumée.
Ce gonflement est un trait cruel de la possession; c'est un supplice et un orgueil. Elle porte son ventre en avant, l'orgueilleuse de Strasbourg, renverse sa tête en arrière. Elle triomphe de sa plénitude, se réjouit d'être un monstre.
Elle ne l'est pas encore, la femme que nous suivons. Mais elle est gonflée déjà de lui et de sa superbe, de sa fortune nouvelle. La terre ne la porte pas. Grasse et belle, avec tout cela, elle va par la rue, tête haute, impitoyable de dédain. On a peur, on hait, on admire.
Notre dame de village dit, d'attitude et de regard: «Je devrais être la Dame!... Et que fait-elle là-haut, l'impudique, la paresseuse, au milieu de tous ces hommes, pendant l'absence du mari?» La rivalité s'établit. Le village, qui la déteste, en est fier. «Si la châtelaine est baronne, celle-ci est reine... plus que reine, on n'ose dire quoi...» Beauté terrible et fantastique, cruelle d'orgueil et de douleur. Le démon même est dans ses yeux.
Il l'a et ne l'a pas encore. Elle est elle, et se maintient elle. Elle n'est du démon ni de Dieu. Le démon peut bien l'envahir, y circuler en air subtil. Et il n'a encore rien du tout. Car il n'a pas la volonté. Elle est possédée, endiablée, et elle n'appartient pas au Diable. Parfois il exerce sur elle d'horribles sévices, et n'en tire rien. Il lui met au sein, au ventre, aux entrailles, un charbon de feu. Elle se cabre, elle se tord, et dit cependant encore: «Non, bourreau, je resterai moi.»