La Sorcière. Jules Michelet

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La Sorcière - Jules Michelet

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qu'il ne fallait plus que descendre. Si le credo était obscur, la vie était toute tracée dans le sentier de la légende. Le premier mot, le dernier, fut le même: Imitation.

       «Imitez, tout ira bien. Répétez et copiez.» Mais est-ce bien là le chemin de la véritable enfance, qui vivifie le cœur de l'homme, qui lui fait retrouver les sources fraîches et fécondes? Je ne vois d'abord dans ce monde, qui fait le jeune et l'enfant, que des attributs de vieillesse, subtilité, servilité, impuissance. Qu'est-ce que cette littérature devant les monuments sublimes des Grecs et des Juifs? même devant le génie romain? C'est précisément la chute littéraire qui eut lieu dans l'Inde, du brahmanisme au bouddhisme; un verbiage bavard après la haute inspiration. Les livres copient les livres, les églises copient les églises, et ne peuvent plus même copier. Elles se volent les unes les autres. Des marbres arrachés de Ravenne, on orne Aix-la-Chapelle. Telle est toute cette société. L'évêque roi d'une cité, le barbare roi d'une tribu copient les magistrats romains. Nos moines, qu'on croit originaux, ne font dans leur monastère que renouveler la villa (dit très bien Chateaubriand). Ils n'ont nulle idée de faire une société nouvelle, ni de féconder l'ancienne. Copistes des moines d'Orient, ils voudraient d'abord que leurs serviteurs fussent eux-mêmes de petits moines laboureurs, un peuple stérile. C'est malgré eux que la famille se refait, refait le monde.

      Quand on voit que ces vieillards vont si vite vieillissant, quand, en un siècle, l'on tombe du sage moine saint Benoît au pédantesque Benoît d'Aniane, on sent bien que ces gens-là furent parfaitement innocents de la grande création populaire qui fleurit sur les ruines: je parle des Vies des saints. Les moines les écrivirent, mais le peuple les faisait. Cette jeune végétation peut jeter des feuilles et des fleurs par les lézardes de la vieille masure romaine convertie en monastère, mais elle n'en vient pas à coup sûr. Elle a sa racine profonde dans le sol; le peuple l'y sème, et la famille l'y cultive, et tous y mettent la main, les hommes, les femmes et les enfants. La vie précaire, inquiète, de ces temps de violence, rendait ces pauvres tribus imaginatives, crédules pour leurs propres rêves, qui les rassuraient. Rêves étranges, riches de miracles, de folies absurdes et charmantes.

      Ces familles, isolées dans la forêt, dans la montagne (comme on vit encore au Tyrol, aux Hautes-Alpes), descendant un jour par semaine, ne manquaient pas au désert d'hallucinations. Un enfant avait vu ceci, une femme avait rêvé cela. Un saint tout nouveau surgissait. L'histoire courait dans la campagne, comme en complainte, rimée grossièrement. On la chantait et la dansait le soir au chêne de la fontaine. Le prêtre qui le dimanche venait officier dans la chapelle des bois trouvait ce chant légendaire déjà dans toutes les bouches. Il se disait: «Après tout, l'histoire est belle, édifiante... Elle fait honneur à l'Église. Vox populi, vox Dei!... Mais comment l'ont-ils trouvée?» On lui montrait des témoins véridiques, irrécusables, l'arbre, la pierre, qui ont vu l'apparition, le miracle. Que dire à cela?

      Rapportée à l'abbaye, la légende trouvera un moine, propre à rien qui ne sait qu'écrire, qui est curieux, qui croit tout, toutes les choses merveilleuses. Il écrit celle-ci, la brode de sa plate rhétorique, gâte un peu. Mais la voici consignée et consacrée, qui se lit au réfectoire, bientôt à l'église. Copiée, chargée, surchargée d'ornements souvent grotesques, elle ira de siècle en siècle, jusqu'à ce que, honorablement, elle prenne rang à la fin dans la Légende dorée.

      Lorsqu'on lit encore aujourd'hui ces belles histoires, quand on entend les simples, naïves et graves mélodies où ces populations rurales ont mis tout leur jeune cœur, on ne peut y méconnaître un grand souffle, et l'on s'attendrit en songeant quel fut leur sort.

      Ils avaient pris à la lettre le conseil touchant de l'Église: «Soyez des enfants nouveau-nés.» Mais ils en firent l'application à laquelle on songeait le moins dans la pensée primitive. Autant le christianisme avait craint, haï la Nature, autant ceux-ci l'aimèrent, la crurent innocente, la sanctifièrent même en la mêlant à la légende.

      Les animaux que la Bible si durement nomme les velus, dont le moine se défie, craignant d'y trouver des démons, ils entrent dans ces belles histoires de la manière la plus touchante (exemple, la biche qui réchauffe, console Geneviève de Brabant).

      Même hors de la vie légendaire, dans l'existence commune, les humbles amis du foyer, les aides courageux du travail, remontent dans l'estime de l'homme. Ils ont leur droits[5]. Ils ont leur fêtes. Si, dans l'immense bonté de Dieu, il y a place pour les plus petits, s'il semble avoir pour eux une préférence de pitié, «pourquoi, dit le peuple des champs, pourquoi mon âne n'aurait-il pas entrée à l'église? Il a des défauts, sans doute, et ne me ressemble que plus. Il est rude travailleur, mais il a la tête dure; il est indocile, obstiné, entêté, enfin, c'est tout comme moi.»

      De là les fêtes admirables, les plus belles du Moyen-âge, des Innocents, des Fous, de l'Ane. C'est le peuple même d'alors, qui, dans l'âne, traîne son image, se présente devant l'autel, laid, risible, humilié! Touchant spectacle! Amené par Balaam, il entre solennellement entre la Sibylle et Virgile[6], il entre pour témoigner. S'il regimba jadis contre Balaam, c'est qu'il voyait devant lui le glaive de l'ancienne loi. Mais ici la Loi est finie, et le monde de la Grâce semble s'ouvrir à deux battants pour les moindres, pour les simples. Le peuple innocemment le croit. De là la chanson sublime où il disait à l'âne, comme il se fût dit à lui-même:

      A genoux, et dis Amen!

      Assez mangé d'herbe et de foin!

      Laisse les vieilles choses, et va!

      . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

      Le neuf emporte le vieux!

      La vérité fait fuir l'ombre!

      La lumière chasse la nuit[7]!

      . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

      Rude audace! Est-ce bien là ce qu'on vous demandait, enfants emportés, indociles, quand on vous disait d'être enfants? On offrait le lait. Vous buvez le vin. On vous conduisait doucement bride en mains sur l'étroit sentier. Doux, timides, vous hésitiez d'avancer. Et tout à coup la bride est cassée... La carrière, vous la franchissez d'un seul bond.

      Oh! quelle imprudence ce fut de vous laisser faire vos saints, dresser l'autel, le parer, le charger, l'enterrer de fleurs! Voilà qu'on le distingue à peine. Et ce qu'on voit, c'est l'hérésie antique condamnée de l'Église, l'innocence de la nature; que dis-je! une hérésie nouvelle qui ne finira pas demain: l'indépendance de l'homme.

      Écoutez et obéissez:

      Défense d'inventer, de créer. Plus de légendes, plus de nouveaux saints. On en a assez. Défense d'innover dans le culte par de nouveaux chants; l'inspiration est interdite. Les martyrs qu'on découvrirait doivent se tenir dans le tombeau, modestement, et attendre qu'ils soient reconnus de l'Église. Défense au clergé, aux moines, de donner aux colons, aux serfs, la tonsure qui les affranchit.—Voilà l'esprit étroit, tremblant de l'Église carlovingienne[8]. Elle se dédit, se dément, elle dit aux enfants: «Soyez vieux!»

      Quelle chute! Mais est-ce sérieux? On nous avait dit d'être jeunes.—Oh! le prêtre n'est plus le peuple. Un divorce infini commence, un abîme de séparation. Le prêtre, seigneur et prince, chantera sous une chape d'or, dans la langue souveraine du grand Empire qui n'est plus. Nous, triste troupeau, ayant perdu la langue de l'homme, la seule que veuille entendre Dieu, que nous reste-t-il, sinon de mugir et de bêler, avec l'innocent compagnon qui ne nous dédaigne pas, qui l'hiver nous réchauffe à l'étable et nous couvre de sa toison? Nous vivrons avec les muets et serons muets nous-mêmes.

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