Aventures extraordinaires d'un savant russe: La lune. H. de Graffigny
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Ses épaules étroites, sa poitrine à peine accusée, sa taille mince et flexible, ses bras un peu grêles indiquaient de seize à dix-sept ans; mais à voir son front grave et le pli qui se creusait à la commissure des lèvres, on lui en eût donné vingt.
Soudain, l'horloge sonna cinq heures; la jeune fille tressaillit, passa sa main sur ses yeux, du geste d'un dormeur qui s'éveille, et murmura:
—Cinq heures... il ne viendra plus maintenant... Mme Bakounine m'avait cependant bien promis...
Ses regards se fixèrent un moment sur la neige, dont les flocons tourbillonnaient dans l'espace et venaient mollement s'aplatir sur les vitres.
—C'est peut-être le temps qui l'a effrayé, ajouta-t-elle, cherchant ainsi à se donner à elle-même les excuses que pourrait bien invoquer le retardataire.
Ses lèvres s'avancèrent dans une moue charmante.
—Si cependant il m'aime autant qu'il l'a dit à Mme Bakounine, balbutia-t-elle, la neige ne devrait pas l'arrêter...
Comme elle achevait ces mots, une détonation violente retentit, ébranlant la maison jusqu'au plus profond de ses fondations, la secouant à croire qu'elle allait être arrachée du sol; en même temps, les vitres de la fenêtre volèrent en éclats, une crédence appuyée au mur et chargée d'instruments de toutes sortes s'abattit avec un vacarme épouvantable, jonchant le sol de débris; et de hautes bibliothèques, qui couraient le long des murs, laissèrent s'écrouler par leurs glaces brisées des montagnes de volumes.
Puis un silence profond se fit, que ne troublait même plus le tic-tac monotone de l'horloge arrêtée par la secousse. La jeune fille s'était dressée tout d'une pièce, comme mue par un ressort; mais une fois debout, elle était demeurée immobile, les deux mains appuyées au dossier du fauteuil, plutôt étonnée que véritablement effrayée, les sourcils un peu froncés et les paupières demi-closes, dans l'attitude d'une personne qui cherche à se rendre compte.
—Ce pauvre père, murmura-t-elle enfin avec un sourire, il finira par nous faire sauter pour de bon...
Et soudain, secouant ses épaules que venait geler un courant d'air froid passant par les vitres brisées, elle fit quelques pas, s'approcha d'une table et frappa sur un timbre.
Un domestique, vêtu de la chemise de laine rouge des moujiks avec son pantalon de cotonnade enfoncé dans des demi-bottes, entra aussitôt.
—Wassili, commanda la jeune fille en étendant la main vers la fenêtre, il faudrait aviser à réparer cela.
—C'est le batiouschka (petit père) qui a encore fait des siennes, grommela-t-il entre ses dents.
Puis apercevant tous les débris qui jonchaient le sol, il leva les bras au ciel dans un geste épouvanté.
—Ah! bonne sainte Vierge! exclama-t-il d'une voix que l'émotion étranglait, que va dire le batiouschka?... son beau télescope!... ses photographies!... ses lentilles!... ses lunettes!... ses livres!...
Wassili était tombé à genoux et se traînait à quatre pattes sur le tapis, s'arrêtant à chaque désastre qu'il rencontrait pour se livrer à de nouvelles lamentations.
—Wassili!... fit la jeune fille avec impatience, vite cette fenêtre... il fait un froid de loup, ici...
Le domestique se releva et sortit en courant.
Comme il venait de disparaître, une porte s'ouvrit et un nouveau personnage se précipita comme une bombe dans la pièce.
C'était un petit vieillard, ne paraissant pas plus d'une soixantaine d'années, vif, alerte, avec un visage blanc et rose, d'une allure poupine, tout auréolé d'une chevelure grise et crépelée, laissant apercevoir au sommet de la tête le crâne poli et brillant comme de l'ivoire.
Ce que l'on pouvait voir de ses vêtements, qu'un immense tablier de cuir recouvrait presque entièrement, était tout maculé, rongé, déchiqueté par les acides et les produits chimiques.
Ses mains, ses bras eux-mêmes, nus jusqu'aux coudes, avaient la peau brûlée en maints endroits.
D'une main il tenait un masque de verre fort épais, recouvert d'un grillage en fils d'acier aux mailles serrées, de l'autre il brandissait un tube en métal tout noirci par la déflagration d'un explosif puissant.
—Ah! Séléna! Séléna!... s'écria-t-il en courant à sa fille, j'ai trouvé!...
Et le vieillard baisa à plusieurs reprises le front que la jeune fille lui tendait. Puis lui mettant sous les yeux le tube qu'il tenait à la main et posant son doigt sur une étroite fissure qui se dessinait dans toute la longueur:
—Vois... dit-il d'un ton vibrant, la formule est trouvée... et personne au monde ne me le contestera... un gramme,—tu entends bien—un gramme seulement de cette matière explosive enflammé par une étincelle et dilaté par une chaleur de quatre cent cinquante degrés, développe dix mètres cubes de gaz... Comprends-tu, Séléna?... dix mètres cubes de gaz!... dans un fusil ordinaire, je supprime la cartouche et ne laisse qu'une rondelle grande tout au plus comme une pièce d'argent... et sais-tu ce que produit la déflagration de cette simple rondelle?... Non! eh bien! elle donne à une balle de platine pesant cent grammes une vitesse initiale de deux mille mètres par seconde et la projette à seize kilomètres...
La jeune fille joignit les mains et ouvrit la bouche pour répondre; mais le vieillard ne lui en laissa pas le temps.
—Comprends-tu quelle révolution dans la balistique?... enfoncés tous les explosifs connus, depuis la poudre à canon jusqu'à la dynamite, la roburite et même la mélinite!...
Il agita son tube d'un air terrible.
—Avec un kilogramme de ceci, vois-tu bien, Séléna, je me charge d'envoyer dans les nuages la ville de Saint-Pétersbourg, et avec quelques tonnes on ferait éclater, par morceaux, la terre qui nous porte.
Et, le visage radieux, les yeux étincelants, il se mit à arpenter la pièce de toute la grandeur de ses petites jambes.
Puis tout à coup, il s'arrêta net devant sa fille.
—Et sais-tu, exclama-t-il, comment je vais l'appeler, ma poudre?... Je veux que tu en sois la marraine et je la baptise Sélénite.
La jeune fille eut un geste d'horreur.
—Que je donne mon nom à une chose aussi épouvantable! s'écria-t-elle, jamais... jamais...
Et elle ajouta d'un