Aventures extraordinaires d'un savant russe: La lune. H. de Graffigny
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—Mais oui, mon père, répondit la jeune fille toute saisie, il s'appelle de Flammermont, il m'aime et il devait venir aujourd'hui même vous demander ma main.
Le vieillard se dressa tout d'une pièce et arpenta fébrilement son cabinet.
—Flammermont ici! murmura-t-il en levant les bras au ciel, Flammermont qui t'aime et veut devenir mon gendre!... Ah! je n'espérais pas un bonheur si grand...
Séléna ouvrait de grands yeux.
—Vous le connaissez donc, mon père? balbutia-t-elle toute surprise.
—Comment, si je le connais!... exclama le vieillard... mais qui donc dans le monde des sciences ne connaît Flammermont, ce savant Français dont les découvertes ont fait faire à l'étude de l'astronomie de si étonnants progrès... mais j'ai là, dans ma bibliothèque, tous ses ouvrages, je les ai lus, relus et relus... je les sais par cœur... Ah! c'est un homme bien étonnant... bien étonnant...
La jeune fille regardait son père d'un air épouvanté.
—Mais il confond, murmura-t-elle, sans doute y a-t-il un savant français qui porte ce nom; mais Gontran n'est que diplomate... il ne connaît pas un mot de sciences et encore bien moins d'astronomie.
Et tout de suite la vérité lui apparut; le vieillard n'avait pas écouté une syllabe de toutes les explications qu'elle lui avait données; quelque problème astronomique avait sans doute sollicité son esprit et seul le nom de Flammermont, le dernier mot prononcé par Séléna, avait pu attirer son attention.
Et comme la jeune fille ouvrait la bouche pour tirer son père de l'erreur dans laquelle l'avait fait tomber la distraction dont il était coutumier, la cloche électrique de la porte d'entrée résonna, annonçant un visiteur.
—C'est lui, murmura Séléna toute rose d'émotion.
—C'est lui, répéta radieusement Mickhaïl Ossipoff.
Puis aussitôt jetant un coup d'œil sur ses vêtements tachés, déchirés, brûlés, il ajouta:
—Je ne puis le recevoir décemment comme cela... ma chère enfant, tiens-lui compagnie, le temps que je vais changer de vêtements.
Et, sans attendre la réponse, il souleva une tenture et disparut.
Au même instant Wassili ouvrit la porte et annonça:
—Monsieur le comte Gontran de Flammermont.
Puis s'effaçant, il livra passage à un jeune homme paraissant de vingt-cinq à vingt-six ans, d'une taille élégante, bien moulée dans une redingote de coupe irréprochable, portant haut la tête, le visage coupé transversalement par de grandes moustaches rousses, d'allure militaire, et surmontant une bouche au dessin spirituel et railleur; les yeux bruns, un peu petits, mais brillant d'un vif éclat, s'ouvraient sous des sourcils touffus et se rejoignaient à la naissance du nez comme deux sabres recourbés; le front grand et pur était encadré dans une forêt de cheveux coupés en brosse et de même couleur que les moustaches.
—Mademoiselle, dit-il en s'inclinant bien bas et en enveloppant la jeune fille d'un regard plein d'amour, Mme Bakounine s'étant subitement trouvée indisposée, n'a pu m'accompagner; néanmoins, voyant combien grande était mon impatience de connaître mon sort, elle m'a engagé à venir, en m'assurant que vous seriez assez aimable pour me présenter à monsieur votre père... alors, malgré le caractère un peu irrégulier de cette démarche...
Séléna sourit finement et répondit en rougissant un peu:
—En effet, ce n'est peut-être pas très... très diplomate... mais enfin, il y a cas de force majeure.
Et elle ajouta, très gracieuse, en désignant un siège au jeune homme:
—Vous excuserez mon père, monsieur, il vient de me quitter à l'instant pour changer ses vêtements de laboratoire contre un costume plus convenable.
Puis aussitôt, se rapprochant du comte de Flammermont:
—Ah! monsieur, dit-elle à voix basse, si vous saviez...
Tout de suite il s'inquiéta et demanda:
—Qu'arrive-t-il?
Comme elle allait répondre, M. Ossipoff parut, grotesquement accoutré d'un habit noir démodé découvrant une chemise toute froissée et salie par les travaux du laboratoire et autour du col de laquelle, une cravate blanche fripée était nouée comme une ficelle.
Les mains tendues, il s'avança au-devant du jeune homme qui lui aussi se précipita.
—Excusez-moi, monsieur, dit le comte de Flammermont, de venir troubler ainsi dans ses travaux et ses études l'homme de génie auquel la Russie et le monde entier doivent tant de belles et grandes découvertes.
—Vous êtes tout excusé, monsieur, répondit Ossipoff, car c'est un grand bonheur pour moi que de serrer les mains de l'auteur des Continents du Ciel et de l'Astronomie du Peuple...
Gontran, tout interloqué, regarda le vieillard en écarquillant les yeux, puis son regard glissa jusqu'à Séléna et sa surprise s'accrut encore en apercevant la jeune fille, un doigt placé sur la bouche.
M. Ossipoff remarqua l'attitude du jeune homme et répliqua:
—Vous paraissez surpris... mais, mon cher monsieur, la Russie n'est pas un pays de sauvages... nous nous occupons du mouvement scientifique des autres nations et, en ce qui vous concerne personnellement...
Il le prit sans façon par la main et, l'entraînant devant l'une des immenses vitrines qui couraient le long du mur, montrant leurs tablettes surchargées de bouquins:
—Tenez, dit-il, en lui désignant du doigt d'énormes in-folio, reliés en maroquin et sur le dos desquels brillaient des inscriptions en lettres dorées, vous voyez que vous avez la place d'honneur.
Gontran était atterré, car un regard jeté sur ces volumes venait de lui faire comprendre la confusion dont le vieillard était victime: c'étaient les Continents du ciel, l'Astronomie du peuple, les Mondes planétaires, l'Atmosphère Terrestre, tous ouvrages dus à la plume du célèbre astronome français Flammermont.
Mickhaïl Ossipoff s'imaginait avoir affaire à l'auteur de ces remarquables travaux, alors que lui, Gontran de Flammermont, comte par naissance et diplomate par désœuvrement, haïssait de toutes ses forces tout ce qui ressemblait à la science. Les seuls mots «d'équation du premier degré», de «polynôme», de «bissectrice» lui donnaient la migraine, et voilà qu'il était confondu avec l'un des savants qui sont l'honneur de son pays!
En vérité le hasard faisait bien les choses!
Et tout de