La Force. Paul Adam
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Il hésita, contre la porte peinte en vert, à confesser dans la lettre ses craintes. Des larmes noyèrent les yeux de vingt ans. Lorsqu'il revenait au bivouac, n'entendait-il pas les capitaines furieux grogner derrière lui, le traiter de blanc-bec et de «protégé des dames». Aurélie, la petite incroyable au zézaiement ridicule, intriguait-elle pour qu'il obtînt l'occasion de briller? Et cela, plus que son travail, son caractère, lui valait donc les bonnes grâces de l'état-major!
En piaffant, le cheval de Pied-de-Jacinthe lui rappela l'exemple du vieux soldat résigné, aux gros yeux bleus et aux favoris plats. Bernard remit le billet militaire, sans y rien joindre d'allusoire. Les chevaux de poste agitèrent leurs grelots sous le fouet du paysan. Il blêmit devant le gros pistolet que le maréchal des logis tira de sa fonte. Et, à travers un joli chemin creux fleuri de printemps matinal, tout s'ébranla.
La Forêt-Noire allongeait jusque le pays de Brisgau ses bois de hêtres et de chênes, ses longues colonnades de sapins. Les chevaux se suivirent à la file dans les descentes herbues. Fredonnant des chansons provençales, Marius roulait des yeux humides vers la visière de son casque, et sa main brune, étendue, caressait l'odeur suave de l'air. Les Bretons écoutaient, peureux de leurs bêtes, au moindre écart. Pour sa jument Pitouët ne cessa de tenir des discours jacobins, qui flétrissaient Brumaire. «Va, va, ma grosse, comme Caligula, je te fais consul; tu vaux l'autre!» Il la félicitait de ne point avoir tiré dans Paris la calèche des triumvirs, et lui tressait pour cela les crins, coquettement. Par bandes, les mésanges jaillissaient des aubépines neuves. Les sabots des chevaux foulaient les bruyères roses et leurs queues balayaient les insectes effleurant leurs croupes. Epanouies entre les mailles de cuivre de la jugulaire, les joues de Corbehem s'enluminaient plus. Il soufflait au large vers la fin des perspectives forestières ouvertes sur des campagnes riches de verdures pâles et de vignobles. À travers ce pays, démontra le lieutenant, on gagnerait le Danube, si les Impériaux cédaient à Stockach, où il avait combattu sans bonheur l'année précédente. Et par les vallées du fleuve, la vigueur de l'armée forçant les villes, franchissant les bois, passant les rivières, atteindrait la puissance autrichienne au cœur.
Il s'obligeait à ces leçons de stratégie, pendant la route. Il expliquait l'avantage des positions, le motif de leurs courses, et comment ils éclairaient la marche à gauche des infanteries en plaine. Telles les mains d'un grand corps aveugle, ils tâtaient le pays en tous sens pour avertir des obstacles, des embûches, du péril. Héricourt tâchait qu'ils pussent concevoir la beauté de sentir leur âme de trente mille hommes.
Ils l'écoutaient peu. Cela renforçait la tristesse du lieutenant. Pareils aux Alsaciens, la plupart jouissaient simplement de dominer à cheval les piétons, de terroriser les fillettes allemandes au seuil des maisons de bois; de croire leurs bras capables de triomphe et de meurtre. Certains, comme Marius, comme les Gascons, ajoutaient la satisfaction de briller par le casque et de tordre leurs moustaches effilées. Bretons et Tourangeaux, résignés à la tâche obligatoire, allaient, l'âme béante, soucieux d'éviter la punition, de faire le moindre astiquage, de découvrir du lard ou des noix, de dormir en pleine paille fraîche, sans la corvée des vedettes, à l'image du bétail, Pitouët eût voulu que la précellence de son esprit étonnât le lieutenant et lui attirât des faveurs. Nul d'entre eux ne paraissait lâche, cependant. Depuis des semaines, ils disaient prendre leur parti du hasard et ne pas trop craindre la mort où ils entrevoyaient la fin des ennuis, quelque gloire. Surtout ils s'avouaient contents d'avoir perdu le souci quotidien. Le chef pensait à leur place. Ils n'avaient plus à prévoir le chômage, ni la faim solitaire dans le galetas du pauvre. On pourvoyait à leur vêtement, à leur manger. Ils ne luttaient plus d'heure en heure pour la conquête du salaire dérisoire. Et cela munissait d'une aise nouvelle les conscrits. Au bivouac, ils discutaient fréquemment les mérites de leurs races diverses.
—À preuve, opinait Tréheuc, que le général Moreau est de Morlaix, en
Finistère, où je me porte natif.
—Peuh! revendiquaient les Alsaciens, il y a dans l'armée trois généraux qui sont nos pays: le citoyen Richepanse, de Metz; le citoyen Molitor, de Hayange en Moselle; le citoyen Ney, de Sarrelouis… Sans compter le général Lecourbe, du Jura. Nos cousins vous commandent.
—Le général Vandamme, du corps de Lecourbe, sort de Cassel en Flandre, pays de mon oncle, dit Flahaut. J'ai un cousin dans la puissance.
—C'est tout de même ceux de Lorraine et d'Alsace qui sont à la hauteur.
—Le marquis de Grouchy et le comte Decaen, nos ci-devant seigneurs, commandent aussi, protestèrent des Normands. Mais ceux du Midi, et les Parisiens, ça vaut pas grand'chose!
—Les Parisiens ont trop de vices.
—Ingrat, ils enfantèrent la liberté!
—En même temps que ces Marseillais dont tu répètes le chant; pitchoun!
—Et que les Girondins morts pour la vertu!
—Vive la Nation! Tous les morceaux en sont bons! Corbehem se flattait d'offrir, par ce cri conciliant, l'occasion de trinquer avec la bière badoise.
Ainsi, plusieurs jours, ils allèrent par les routes des forêts. Les pommes de pin roulaient sous les pas des chevaux. Les bûcherons partagèrent du fromage dans la salle obscure des chalets. On écoutait bruire les petites sources. On admira les horloges de bois en vente chez tous les paysans à pipes de porcelaine. De minuscules personnages sortaient sur des balcons ajourés au couteau, lorsque sonnaient les heures; ce qui émerveilla les Bretons plantés devant le miracle, leurs grands sabres pendus derrière les bottes, sous les basques de l'habit vert.
Les chevaux burent dans les auges de granit où les lavandières cessaient un instant de rincer le linge, tandis qu'Ulbach, leur montrant sa denture, les interrogeait. On commença de craindre l'ennemi. Le détachement cerna les villages avant d'y pénétrer. Marius chanta moins. Assez loin sur la droite, sur la gauche, au sommet des crêtes, le long des rideaux de chênes pouvant abriter les tireurs autrichiens, les Gascons, flanqueurs de la colonne, bavardaient à peine. Le sixième jour, à midi, Pitouët ayant poussé le galop de sa jument jacobine vers un hameau où il pensait boire du vin blanc, faillit heurter, au détour d'une ruelle, un haut cheval qui supportait un gaillard vert, plastronné d'orange et coiffé d'un schapska. Entre le schapska et le plastron, il y avait une figure rousse, étonnée, balbutiante. Pitouët chercha d'abord dans sa mémoire à quel corps de la République pouvait bien appartenir le quidam. Au bout d'une seconde, seulement, il imagina que l'intrus devait être l'ennemi. D'abord ils s'étonnèrent l'un de l'autre; puis, d'un silencieux mais commun accord, ils tournèrent bride, chacun, et piquèrent des deux, sans demander leur reste. Pitouët dégaina cependant; comme il n'entendit point claquer de pistolet, ni bondir de galop, il retourna. En tabliers de coton rouge, des paysannes regardaient craintives, par une grande porte entr'ouverte. Pitouët acquit le sens qu'il représentait la Nation. Il appuya sur la bride et revint au pas, armant sa carabine. Le cœur lui sautait dans l'habit, la sueur coulait du casque. Héroïque, il arrêta sa monture; mais sa voix morte ne réussit pas à questionner les femmes aux corsets de toile bise. «Pitouët, se dit-il, reste là. Tu dois à ta dignité de mourir en Romain…» Il attendit le retour du quidam au schapska. Ses pieds tremblèrent sur les étriers. Il envia le calme de la jument qui, paisible, secouait les mouches en remuant tour à tour les quatre jambes.
C'était un délicieux hameau, fait de cinq maisons en terre blonde, à chevelures de chaumes, à