Le legs de Caïn. Леопольд фон Захер-Мазох
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III
Le baron Bromirski fut depuis lors très-assidu dans la maison des deux dames. Il envoyait comme interprètes de son amour pour Warwara des bécasses, des perdrix, des lièvres, de beaux fruits, des robes, des fourrures et des bijoux, mais rien de tout cela ne réussissait à lui assurer un tête-à-tête avec celle qu'il adorait. Warwara, sérieuse et même taciturne, gardait le silence, tandis qu'en désespoir de cause il jouait au «mariage» durant les longues soirées d'hiver avec madame Gondola.
Un jour, une charrette de paysan entra dans la cour de sa seigneurie, et Warwara en descendit, couverte d'un voile épais. Le baron s'élança, tout ravi, pour recevoir cette visite imprévue:
—Ah! s'écria-t-il en baisant tendrement la main qui reposait froide comme un glaçon dans les siennes, vous me rendez le plus heureux des hommes!
—Je ne sais si vous avez lieu de vous réjouir, répondit Warwara, mais ce que j'ai sur le coeur me rend infiniment malheureuse.
Elle s'était assise dans le cabinet du baron et dénouait lentement son voile. Lorsqu'elle l'eut retiré, Bromirski vit qu'elle avait en effet les yeux rouges.
—Que s'est-il passé, ma bien-aimée? Que souhaitez-vous de moi? Tout ce que je possède est à vous.
—Merci, vous êtes généreux et bon pour tout le monde, je suppose, sauf pour une seule personne, la femme que vous avez perdue!... Le mal est sans remède!...
Elle porta son mouchoir à son visage et sanglota.
Le baron était consterné.
—M'expliquerez-vous, Warwara...
—Il faut vous expliquer! murmura-t-elle en le regardant d'un air de tendre reproche, vous ne devinez pas!... Je serai bientôt mère, Lucien.
—Mais ce n'est pas un si grand malheur, dit le baron en souriant avec embarras.
Au fond, cette nouvelle le flattait singulièrement; il avait grandi d'un pouce.
—Vous riez, s'écria Warwara, quand je pense à mourir!
—Ma chère belle, je suis prêt à faire tout ce que vous demanderez; j'assurerai l'avenir de l'enfant...
—Non, Lucien, ce ne serait pas assez: ma pauvreté est plus fière que vous ne croyez. L'amour m'a entraînée; c'est un crime, je le sais, aux yeux du monde... il pourrait être excusable aux vôtres; mais vous me méprisez trop pour faire de moi votre femme...
Le baron parut de nouveau extrêmement embarrassé. Il n'avait pas pensé à la conclusion qui se présentait.
—Mon refuge sera dans la mort. Oui, je me tuerai, moi et mon enfant!
Elle se leva hautaine, indignée; ses yeux étincelaient.
—Eh! s'écria Bromirski avec humeur, je ne demande qu'à réfléchir; il ne s'agit plus d'une bagatelle!
—Réfléchir! Vous n'avez pas réfléchi, avant de déshonorer une fille innocente qu'aveuglait une passion insensée... Ah! je me suis bien trompée! Aujourd'hui, je vous connais, je vous juge; vous n'étiez pas digne de mon sacrifice; adieu...
—Warwara!... Je vous conjure...
Elle était déjà loin. Le baron courut après elle sans bonnet, en robe de chambre, puis, désespérant de l'atteindre, il fit atteler; ce fut en vain; il ne la trouva nulle part. Éperdu, il arriva chez madame Gondola; Warwara n'y était pas... Avait-elle donc réalisé ses menaces! Quelle responsabilité terrible pesait sur lui! Sous quel fardeau gémissait sa conscience! Des heures s'écoulèrent.
Il perdait la tête de plus en plus; enfin l'infortunée rentra, et à sa vue il fut tout près de défaillir comme un condamné qui reçoit sa grâce sous la potence. Elle ne lui accorda pas un regard; elle ne répondit pas un mot, lorsqu'il balbutia:
—Pardon! je suis, en principe, ennemi du mariage, mais si ce que vous m'avez dit est vrai... attendons encore un peu!...
Warwara vivait. N'ayant plus à redouter un péril pour elle, il se remettait à défendre, mais faiblement désormais, sa propre liberté.
Pendant les semaines qui suivirent, il ne put obtenir d'être reçu; enfin, il força la porte et trouva sa victime étendue sur un lit de repos, assez pâle et défaite. Une ample kazabaïka l'enveloppait; elle travaillait à un petit ouvrage de lingerie.
—Que cousez-vous donc là? demanda-t-il pour dire quelque chose.
Warwara lui montra une brassière d'enfant avec un geste dont l'éloquence acheva de triompher des hésitations de Bromirski. Se tournant vers madame Gondola:
—Madame, dit-il, j'étais venu vous demander la main de votre fille.
—Prenez-la, s'écria madame Gondola avec son accent le plus pathétique, elle est à vous!
Les noces furent célébrées sans bruit, et le baron emmena aussitôt sa nouvelle épouse dans la belle terre de Separowze, qu'il possédait aux environs de Kolomea. Madame Gondola les suivit jusqu'à cette dernière ville, où elle s'installa aux frais de son gendre, cela va sans dire.
L'amoureux baron ne la quittant plus une minute, il devint difficile pour Warwara de jouer plus longtemps la comédie.
Elle se décida donc à un coup hardi, peu de jours après son mariage. Elle attendit le soir Bromirski dans un négligé qui dessinait effrontément les lignes sveltes de sa taille aussi mince que jamais. Le baron ne l'avait vue depuis longtemps qu'empaquetée dans les plis menteurs d'une épaisse kazabaïka; il demeura stupéfait, regardant sa femme d'abord, puis le plancher et de nouveau sa femme. Celle-ci s'était jetée à ses pieds, les mains au ciel, en jurant que l'amour seul, poussé jusqu'au délire, lui avait dicté un subterfuge dont elle s'accusait humblement, mais qu'elle saurait tout réparer en ne vivant que pour lui, comme sa servante, comme son esclave!
Bromirski, tout ému par la preuve de passion que lui donnait une femme si jeune et si belle, la releva aussitôt et la consola plutôt qu'il ne lui fit des reproches. Elle l'avait enveloppé de ses charmes comme d'un filet aussi difficile à secouer que la robe même de Nessus. A quelques semaines de là, il fit un testament par lequel il l'instituait son unique héritière. Warwara eut toujours soin depuis de garder ce monument de son amour, comme elle nommait le testament, dans sa cassette, dont elle portait par tendresse sans doute la clef sur son coeur. Du reste, selon la promesse qu'elle avait faite, elle ne vivait que pour le baron, s'arrogeant de plus en plus toute l'administration de ses biens, s'emparant de ses papiers précieux et gardant sa caisse dans la chambre conjugale.
—Tu es un petit dissipateur, lui disait-elle en l'embrassant: si je te laissais faire, tu n'aurais plus bientôt qu'un bâton de mendiant; tous tes parents et amis ont les mains dans tes poches, tu donnes trop à ma mère, tu m'entoures d'un luxe de sultane et tu te refuses à toi-même les moindres fantaisies. Il ne faut pas que cela soit; je prétends te gâter.
Et, en effet, Bromirski