Pile et face. Lucien Biart
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La tâche était difficile; car de tous les maux que l'on peut infliger à son prochain, le mariage est le plus irréparable. Mademoiselle ne trouva qu'une solution au problème qu'elle voulait résoudre:—renvoyer son noble frère au régiment. Mais comment s'y prendre, comment surtout vaincre l'opposition d'Eugénie? Catherine, confidente des préoccupations de sa maîtresse, proposait de temps à autre de pousser M. de La Taillade dans le puits, à l'heure à laquelle, par suite de ses habitudes de caserne, il se bichonnait à grande eau dans le jardin. On se hâterait de lui porter secours… mais trop tard. La brave fille, large d'épaules et plantée sur des poteaux, offrait encore de provoquer l'ex-militaire et de l'assommer; elle répondait du résultat, et peut-être n'avait-elle pas tort. C'était le dévouement incarné que cette servante de la vieille roche, qui, depuis quinze ans qu'elle servait Mademoiselle, caressait le rêve de lui sauver la vie. Taillée comme un cuirassier, Catherine méprisait trop la vigueur tant vantée des hommes pour les aimer. Si Mademoiselle n'avait pas repoussé avec indignation l'offre héroïque de sa femme de chambre, M. de La Taillade aurait, contre toutes les règles, mélangé son absinthe d'eau de puits.
Un soir, Mademoiselle, après avoir embrassé sa belle-sœur, envoya Catherine se reposer et attendit, sur le seuil de la maison qu'ils habitaient en commun, le retour de son frère. Le matin même, elle avait réalisé une somme de deux mille francs, ses économies de vingt ans. Vers minuit, le pas lourd et régulier de l'ex-fantassin résonna au bout de la rue. Bientôt il pénétra dans le corridor sur lequel s'ouvraient le salon et la salle à manger, sans paraître surpris le moins du monde de trouver la porte ouverte. M. de La Taillade nageait dans la satisfaction et l'admiration de lui-même; il avait endormi, le verre en main, deux chasseurs d'Afrique et vidé à lui seul une bouteille de cognac.
«J'ai à vous parler, mon frère», dit Mademoiselle en touchant du doigt le bras de l'ivrogne.
Celui-ci fit volte-face, s'appuya contre la muraille, afin d'assurer son équilibre, porta la main ouverte à la hauteur de son front et sourit d'un air aimable.
«J'aurais choisi un autre instant pour vous entretenir, reprit Mademoiselle avec un dégoût visible, s'il en était un où l'on pût vous trouver à jeun.»
L'ex-sergent devint sérieux, posa galamment une main sur son cœur et cria d'une voix caverneuse:
«Présentez… arme!»
Puis, reprenant son sourire, il fit un mouvement d'épaules comme pour remonter son sac absent, et se pressa de nouveau contre la muraille.
Mademoiselle eut un instant d'hésitation; elle craignait de n'être pas comprise de cet homme à l'œil hébété qui la regardait fixement. Combien elle se trompait, et qu'elle aurait eu tort d'attendre jusqu'au lendemain! Si le corps du soudard était alourdi, l'instinct de la bête veillait. L'ex-sergent cessa de sourire quand sa sœur l'engagea à retourner à Paris, à ne jamais reparaître à Houdan. Les jambes de M. de La Taillade furent saisies d'une sorte de tremblement lorsqu'il sentit tomber dans sa main un sac plein d'or qui représentait un nombre incalculable de verres d'absinthe. Il fut pris alors d'un hoquet d'attendrissement, et bâilla de façon à inquiéter une personne plus expérimentée que Mademoiselle sur les suites possibles de ces spasmes. Mais ce descendant des croisés, comme il sut garder sa dignité! Pas une plainte, pas un remercîment, pas un regret ne s'échappa de sa bouche; il ne nomma même pas la pauvre Eugénie. Non, aussitôt qu'il eut compris, il pivota sur la jambe gauche avec une régularité prussienne; puis, d'un pas lent, mesuré, majestueux, vrai miracle d'équilibre, il se dirigea vers l'hôtel du Soleil d'or en bourrant cette pipe noire qui semblait éternelle. Une heure plus tard, une lourde diligence ébranlait de la base au faîte les maisons situées dans la grande rue; les vitres tremblaient, le cornet du conducteur résonnait, et les fers de quatre chevaux semaient la route d'étincelles. Mademoiselle, qui avait épié ce départ, vit reluire sur l'impériale le foyer de la pipe noire. Elle regagna alors sa chambre et songea à l'avenir.
Le lendemain il fallut expliquer à la pauvre délaissée le départ de son mari. Mademoiselle ne savait pas mentir et porta de rudes coups au cœur d'Eugénie, qui, dans le premier moment, ne parla de rien moins que d'aller rejoindre M. de La Taillade. Le monde est plein de ces dévouements sérieux, aveugles, absolus, et, pour se dispenser de les imiter, on qualifie d'esprits faibles ceux qui s'en montrent capables. Mademoiselle ne pensait pas ainsi; les inquiétudes naïves, les regrets touchants de sa belle-sœur la firent pleurer, car elle s'accusait. Mais garder plus longtemps dans la maison l'incorrigible ivrogne, c'eût été marcher volontairement à la misère. D'ailleurs, puisque personne ne se préoccupait de l'enfant qui allait naître, il devenait nécessaire que Mademoiselle y songeât.
La réputation de M. de La Taillade était déjà si bien établie à Houdan, qu'on l'accusa d'une commune voix d'avoir abandonné sa femme. Les hum, hum! sonores de Catherine, lorsqu'on traitait ce sujet devant elle, en disaient plus que la robuste servante ne semblait le croire elle-même, M. de La Taillade fut pourtant regretté; oui, regretté par cinq ou six habitués du Soleil d'or, qui, bien qu'élevés à une école de province, n'étaient pas indignes de trinquer avec le buveur émérite qu'aucun d'eux n'avait pu vaincre et qui payait si généreusement l'écot.
Peu à peu le calme renaquit dans la petite maison de la grande rue. Mademoiselle s'occupa tout d'abord de mettre de l'ordre dans les affaires de sa belle-sœur. On vendit la ferme qui constituait la dot d'Eugénie, on paya les dettes contractées par M. de La Taillade, et une somme de 15,000 francs fut, par les soins du notaire, placée sur première hypothèque. Les deux belles-sœurs continuèrent à vivre ensemble, et Catherine trouva le moyen de ne rien retrancher à la part des pauvres.
Un soir, grâce à l'active servante qui paraissait avoir perdu la tête, l'habitation de Mademoiselle se trouva soudain envahie par vingt commères, plus expérimentées les unes que les autres dans l'art de mettre un enfant au monde. Le salon ressemblait à une ruche en émoi; on allait, on venait, on bourdonnait, tantôt bruyamment, tantôt à voix basse, selon qu'une porte s'ouvrait ou se fermait. Le docteur Fontaine, son bonnet grec sur le coin de l'oreille, sa cravate blanche nouée de travers, ses lunettes d'or sur le front, se promenait de long en large et dédaignait de répondre aux matrones qui s'aventuraient à lui glisser un avis sur l'infaillibilité de tel ou tel remède. Le cas était grave: Mme de La Taillade, en proie depuis trois jours aux douleurs les plus violentes, gisait épuisée dans une chambre voisine.
A un gémissement de la patiente, le docteur disparut. On écouta, et l'on entendit battre le balancier de l'horloge qui ornait la salle à manger. Un cri d'angoisse, douloureux, désespéré comme celui d'une femme qu'on assassine, retentit. Les matrones se pressèrent les unes contre les autres. Mais tout à coup les vagissements d'un enfant dilatèrent les poitrines, et les conversations interrompues, reprirent leur cours. Le docteur marchait, parlait, interpellait Catherine, et l'enfant criait toujours. Soudain il se tut; la vieille horloge, avec un vacarme qui laissait croire que ses rouages allaient se détraquer, s'apprêta à sonner l'heure. Une, deux… trois… En ce moment, la porte s'ouvrit et le médecin apparut.
«Est-ce un garçon? cria-t-on d'une seule voix.
—C'est un orphelin, répondit le docteur d'un ton ému; priez pour Mme de
La Taillade, qui vient de mourir.»
Durant un jour et une nuit, Mademoiselle demeura près du lit de la morte, pleurant en silence. Elle voulut ensevelir elle-même le corps de sa belle-sœur et l'accompagner au cimetière. Le soleil rayonnait, les pommiers semaient la terre de leurs fleurs blanches, et les oiseaux, plus hardis que de coutume, venaient presque sous les pieds glaner des matériaux pour construire leur nid. Mademoiselle s'agenouilla sur la terre molle;