Pile et face. Lucien Biart
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«Le progrès…» commençait le docteur.
Mais il était bientôt interrompu par une consultation en plein air. Du fond d'une charrette dont une fermière coiffée d'un grand bonnet, à la jupe rayée, au fichu croisé, guidait la haridelle, sortaient cinq ou six gars perdus dans leurs cols de chemise. Dociles aux ordres de la matrone, l'un montrait sa langue, l'autre un genou endommagé par une chute, un troisième une blessure honorablement acquise dans une lutte avec un de ses pareils. Gaston, parti en avant, cueillait des pâquerettes et des boutons d'or, regardait les cousins diaphanes danser sur l'eau des fossés, les bourdons s'enfuir effarés, les pies sautiller dans les prés humides. Le ciel s'incendiait vers le couchant, on entendait mugir, au fond des chemins creux, les bestiaux qui regagnaient l'étable et que gourmandait une voix d'enfant. De la masse sombre des taillis, bordés de tanaisie aux fleurons d'or, de mûriers sauvages et de fines bruyères, sortaient, comme des apparitions fantastiques, de vieilles femmes courbées sous un fardeau de bois mort. Un paysan, assis sur un cheval de labour, traînait une herse aux dents polies, et la mèche bruyante de son fouet décapitait au passage une grappe de gaillet ou la tige cotonneuse d'un bouillon-blanc. La nuit venait, lente, paisible, majestueuse, rétrécissant peu à peu l'horizon. Les grillons faisaient bruire l'air imprégné de senteurs balsamiques; de légères vapeurs montaient du sol, s'irisant sous un dernier rayon; on eût dit qu'une main invisible agitait une de ces étoffes chatoyantes dont l'œil veut en vain préciser la couleur. La nature, comme recueillie, apaisait ses voix tumultueuses, et le grand silence des solitudes semblait descendre avec l'ombre sur la plaine déserte. Mais bientôt le cri moqueur d'un coucou s'élevait du fond d'un bois, et les grenouilles préludaient au loin à leur monotone concert. Une cloche d'église tintait à l'improviste; la brise emportait les notes vibrantes et les semait sur la vallée. A ce signal, des chauves-souris échappées de la vieille tour commençaient leur chasse nocturne; des vers luisants allumaient leurs fanaux dans l'herbe; les trembles frémissaient. Toujours ému par la grandeur et l'harmonie solennelle de ces couchers du soleil, le docteur s'arrêtait, l'âme rêveuse, l'oreille charmée, l'œil fixé sur le ciel où brillaient les étoiles, et secouait sa tête grise en murmurant: «Spinoza s'est trompé: il y a un Dieu.»
Peu à peu on pénétrait dans la grande rue où Mademoiselle et son compagnon suffisaient à peine à répondre aux bonsoirs qui les accueillaient. Bientôt on apercevait Catherine, installée sur le seuil de la maison, inquiète, comme toujours, de l'absence de sa maîtresse. Le plus souvent, le docteur prenait place à table, et, à l'heure du café, Dieu sait si le monde était réformé et l'humanité heureuse!
«Tu verras tout cela, toi, disait-il en caressant la joue de son filleul, qui luttait contre le sommeil; le progrès…»
A ce mot, Gaston fermait les yeux, croyant les ouvrir, et se trouvait transporté sur la place du marché. L'église, la vieille tour, les deux écussons du notaire et l'énorme rasoir qui servait d'enseigne au coutelier lui apparaissaient noyés dans une lumière éblouissante. Cinq ou six soleils brillaient dans le ciel, et les passants, par la mise et les traits, ressemblaient à Mademoiselle, à Catherine ou au docteur. C'est ainsi que l'enfant voyait en rêve le monde perfectionné de son parrain; aux hommes devenus bons, il ne pouvait prêter une autre forme que celle des êtres dévoués qui ne savaient que lui sourire depuis qu'il était né.
Un soir de l'automne de 1842, un vent furieux, âpre, glacial, ébranlait les maisons de Houdan et présageait le retour de l'hiver. Neuf heures sonnaient; Catherine tricotait près de Mademoiselle; Gaston, établi sur une chaise, lisait à haute voix un conte de Berquin. Le petit garçon interrompait parfois sa lecture pour écouter la bise siffler dans la cheminée ou le bruit de la girouette, qui représentait un chasseur visant un gibier imaginaire. Catherine levait alors les yeux, mais sa maîtresse, perdue dans une rêverie, semblait ne pas s'apercevoir de l'interruption. C'est que, l'âme émue, elle prêtait l'oreille aux plaintes désespérées de la rafale, qui tantôt murmurait avec une voix plaintive et tantôt rugissait comme irritée.
«Catherine, dit Gaston à voix basse en posant son livre sur les genoux de la vieille bonne, qui est le plus fort, le vent ou les arbres?
—Le vent, monsieur Gaston, car il déracine jusqu'aux chênes.
—Comment peut-il être aussi fort, puisqu'on ne le voit pas?
—On ne voit pas Dieu qui pourtant est plus fort que le vent, dit
Catherine en introduisant une de ses longues aiguilles sous sa coiffe.»
L'enfant allait reprendre sa lecture; mais il releva de nouveau la tête:
«Pourquoi le vent fait-il semblant de rire et de pleurer? demanda-t-il; écoute…
—Il pleure lorsqu'il passe sur le cimetière, répondit la Normande, qui se signa.
—Et pourquoi rit-il?»
En ce moment, le marteau de la porte retentit.
Mademoiselle tressaillit; ses yeux inquiets interrogèrent ceux de
Catherine, qui restait bouche béante.
«On dirait…», murmura-t-elle sans pouvoir achever.
Le marteau résonna de nouveau; la servante s'élança: il y eut un grand bruit de voix, puis Catherine reparut précédant M. Alexis de La Taillade et son épouse, la propriétaire du Cœur-Enflammé.
III
LA PROPRIÉTAIRE DU CŒUR-ENFLAMMÉ.
A la vue de son frère, Mademoiselle se rapprocha de Gaston; ses lèvres pâlirent, ses yeux se remplirent de larmes, et son bras droit s'étendit vers la tête bouclée de l'enfant, comme pour le protéger. Le soudard n'avait guère changé depuis son départ. Sa face niaise, bouffie, rugueuse, marbrée de plaques rouges, apparaissait au-dessus d'un col noir éraillé. Il était vêtu d'un pantalon de drap clair et d'une de ces longues redingotes dites à la propriétaire, dont les Allemands perpétuent la mode à Paris. D'une main, il tenait gauchement un chapeau gris, de l'autre la fameuse pipe noire dans le fourneau de laquelle plongeait un de ses doigts. Il salua militairement et demeura immobile, tandis que sa femme s'avançait de quelques pas.
«C'est ton môme? s'écria-t-elle en désignant Gaston, il est gentil.»
La nouvelle marquise de La Taillade, qui pouvait avoir une quarantaine d'années, en représentait au moins cinquante. C'était une grande femme sèche, anguleuse, à la peau jaune, aux yeux de fouine, et dont une dent malvenue entr'ouvrait les lèvres minces. Coiffée d'un de ces bonnets de laine si fort à la mode vers 1840, elle portait, suspendu au bras gauche, l'indispensable cabas d'alors. Drapée dans un châle de laine, étranglée dans une robe d'indienne, chaussée de socques qui la grandissaient encore, elle n'avait rien d'avenant, en dépit du sourire qu'elle ébauchait à l'adresse de sa belle-sœur. En somme, le noble couple, dont l'écusson portait une fleur de lis, ressemblait, à s'y méprendre, à ces chanteurs ambulants dont le type primitif a disparu comme les socques,