Le Diable amoureux. Jacques Cazotte

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Le Diable amoureux - Jacques Cazotte

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vous avez fait plus que vous ne me devez, si je vous dois de reste, donnez votre compte; mais je ne vous réponds pas que vous soyiez payé promptement. Le quartier courant est mangé; je dois au jeu, à l'auberge, au tailleur...

      —Vous plaisantez hors de propos...

      —Si je quitte le ton de plaisanterie, ce sera pour vous prier de vous retirer, car il est tard et il faut que je me couche...

      —Et vous me renverriez incivilement à l'heure qu'il est? Je n'ai pas dû m'attendre à ce traitement de la part d'un cavalier espagnol. Vos amis savent que je suis venue ici; vos soldats, vos gens m'ont vue, et ont deviné mon sexe. Si j'étais une vile courtisane, vous auriez quelque égard pour les bienséances de mon état, mais votre procédé pour moi est flétrissant, ignominieux: il n'est pas de femme qui n'en fût humiliée...

      —Il vous plaît donc à présent d'être femme pour vous concilier des égards? Eh bien! pour sauver le scandale de votre retraite, ayez pour vous le ménagement de la faire par le trou de la serrure...

      —Quoi! sérieusement, sans savoir qui je suis...—Puis-je l'ignorer?...—Vous l'ignorez, vous dis-je, vous n'écoutez que vos préventions; mais, qui que je sois, je suis à vos pieds, les larmes aux yeux: c'est à titre de client que je vous implore. Une imprudence plus grande que la vôtre, excusable peut-être, puisque vous en êtes l'objet, m'a fait aujourd'hui tout braver, tout sacrifier pour vous obéir, me donner à vous et vous suivre. J'ai révolté contre moi les passions les plus cruelles, les plus implacables; il ne me reste de protection que la vôtre, d'asile que votre chambre; me la fermerez-vous, Alvare? Sera-t-il dit qu'un cavalier espagnol aura traité avec cette rigueur, cette indignité, quelqu'un qui a sacrifié pour lui une âme sensible, un être faible dénué de tout autre secours que le sien, en un mot, une personne de mon sexe?»

      Je reculais autant qu'il m'était possible, pour me tirer d'embarras; mais elle embrassait mes genoux, et me suivait sur les siens: enfin, je suis rangé contre le mur. «Relevez-vous, lui dis-je, vous venez sans y penser de me prendre par mon serment. Quand ma mère me donna ma première épée, elle me fit jurer sur la garde, de servir toute ma vie les femmes et de n'en pas désobliger une seule. Quand ce serait ce que je pense que c'est aujourd'hui...

      —Eh bien! cruel, à quel titre que ce soit, permettez-moi de coucher dans votre chambre...

      —Je le veux pour la rareté du fait et mettre le comble à la bizarrerie de mon aventure. Cherchez à vous arranger de manière que je ne vous voie ni ne vous entende; au premier mot, au premier mouvement, capables de me donner de l'inquiétude, je grossis le son de ma voix pour vous demander à mon tour: Che vuoi?»

      Je lui tourne le dos, et m'approche de mon lit pour me déshabiller. «Vous aiderai-je, me dit-on... Non, je suis militaire et me sers moi-même. Je me couche.»

      À travers la gaze de mon rideau, je vois le prétendu page arranger dans le coin de ma chambre une natte usée qu'il a trouvée dans une garde-robe. Il s'assied dessus, se déshabille entièrement, s'enveloppe d'un de mes manteaux qui était sur un siége, éteint la lumière, et la scène finit là pour le moment; mais elle recommença bientôt dans mon lit, où je ne pouvais trouver le sommeil.

      Il semblait que le portrait du page fut attaché au ciel du lit et aux quatre colonnes; je ne voyais que lui. Je m'efforçais en vain de lier avec cet objet ravissant l'idée du fantôme épouvantable que j'avais vu; la première apparition servait à relever le charme de la dernière.

      Ce chant mélodieux, que j'avais entendu sous la voûte, ce son de voix ravissant, ce parler qui semblait venir du cœur, retentissaient encore dans le mien, et excitaient un frémissement singulier.

      «Ah! Biondetta, disais-je, si vous n'étiez pas un être fantastique! si vous n'étiez pas ce vilain dromadaire.

      »Mais à quel mouvement me laissé-je emporter? J'ai triomphé de la frayeur, déracinons un sentiment plus dangereux. Quelle douceur puis-je en attendre? ne tiendrait-il pas toujours de son origine?

      »Le feu de ses regards si touchants, si doux, est un cruel poison. Cette bouche si bien formée, si coloriée, si fraîche et en apparence si naïve, ne s'ouvre que pour des impostures. Ce cœur, si c'en était un, ne s'échaufferait que pour une trahison.»

      Pendant que je m'abandonnais aux réflexions occasionnées par les mouvements divers dont j'étais agité, la lune, parvenue au haut de l'hémisphère, et dans un ciel sans nuages, dardait tous ses rayons dans ma chambre à travers trois grandes croisées.

      Je faisais des mouvements prodigieux dans mon lit; il n'était pas neuf, le bois s'écarte, et les trois planches qui soutenaient mon sommier tombent avec fracas.

      Biondetta se lève, accourt à moi avec le ton de la frayeur. «Don Alvare, quel malheur vient de vous arriver?»

      Comme je ne la perdais pas de vue, malgré mon accident, je la vis se lever, accourir: sa chemise était une chemise de page, et au passage, la lumière de la lune ayant frappé sur sa cuisse, avait paru gagner au reflet.

      Fort peu ému du mauvais état de mon lit, qui ne m'exposait qu'à être un peu plus mal couché, je le fus bien davantage de me trouver serré dans les bras de Biondetta.

      «Il ne m'est rien arrivé, lui dis-je, retirez-vous. Vous courez sur le carreau sans pantoufles, vous allez vous enrhumer, retirez-vous...—Mais vous êtes mal à votre aise...—Oui, vous m'y mettez actuellement; retirez-vous, ou, puisque vous voulez être cachée chez moi, et près de moi, je vous ordonnerai d'aller dormir dans cette toile d'araignée qui est à l'encoignure de ma chambre.» Elle n'attendit pas la fin de la menace, et alla se coucher sur sa natte, en sanglotant tout bas.

      La nuit s'achève, et la fatigue prenant le dessus, me procure quelques moments de sommeil. Je ne m'éveillai qu'au jour; on devine la route que prirent mes premiers regards. Je cherchais des yeux mon page.

      Il était assis tout vêtu, à la réserve de son pourpoint, sur un petit tabouret; il avait étalé ses cheveux, qui tombaient jusqu'à terre, en couvrant, en boucles flottantes et naturelles, son dos et ses épaules, et même entièrement son visage.

      Ne pouvant faire mieux, il démêlait sa chevelure avec ses doigts. Jamais peigne d'un plus bel ivoire ne se promena dans une plus épaisse forêt de cheveux blonds-cendrés; leur finesse était égale à toutes leurs autres perfections; un petit mouvement que j'avais fait ayant annoncé mon réveil, elle écarte avec ses doigts les boucles qui lui ombrageaient le visage. Figurez-vous l'aurore au printemps, sortant d'entre les vapeurs du matin avec sa rosée, ses fraîcheurs et tous ses parfums.

      «Biondetta, lui dis-je, prenez un peigne, il y en a dans le tiroir de ce bureau. Elle obéit. Bientôt, à l'aide d'un ruban, ses cheveux sont rattachés sur sa tête avec autant d'adresse que d'élégance. Elle prend son pourpoint, met le comble à son ajustement, et s'assied sur son siége d'un air timide, embarrassé, inquiet, qui sollicitait vivement la compassion.

      S'il faut, me disais-je, que je voie dans la journée mille tableaux plus piquants les uns que les autres, assurément je n'y tiendrai pas; amenons le dénouement, s'il est possible.»

      Je lui adresse la parole. «Le jour est venu, Biondetta; les bienséances sont remplies, vous pouvez sortir de ma chambre sans craindre le ridicule.

      —Je suis, me répondit-elle, maintenant au-dessus de cette frayeur; mais vos intérêts et les miens m'en inspirent une beaucoup plus fondée. Ils ne permettent pas que nous nous séparions.—Vous vous expliquerez,

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