Le Diable amoureux. Jacques Cazotte
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Je pris l'argent. J'ouvris les lettres: ma mère se plaignait de sa santé, de ma négligence, et ne parlait pas des sequins qu'elle envoyait: je n'en fus que plus sensible à ses bontés.
Me voyant la bourse aussi à propos et aussi bien garnie, je revins gaiement à l'auberge; j'eus de la peine à trouver Biondetta dans l'espèce de logement où elle s'était réfugiée. Elle y entrait par un dégagement distant de ma porte: je m'y aventurai par hasard, et la vis courbée près d'une fenêtre, fort occupée à rassembler et recoller les débris d'un clavecin.
«J'ai de l'argent, lui dis-je, et vous rapporte celui que vous m'avez prêté.» Elle rougit, ce qui lui arrivait toujours avant de parler: elle chercha mon obligation, me la remit, prit la somme, et se contenta de me dire que j'étais trop exact, et qu'elle eût désiré jouir plus longtemps du plaisir de m'avoir obligé.
«Mais je vous dois encore, lui dis-je; car vous avez payé les postes.» Elle en avait l'état sur la table: je l'acquittai. Je sortais avec un sang froid apparent; elle me demanda mes ordres, je n'en eus pas à lui donner, et elle se remit tranquillement à son ouvrage; elle me tournait le dos: je l'observai quelque temps; elle semblait très occupée, et apportait à son travail autant d'adresse que d'activité.
Je revins rêver dans ma chambre. Voilà, disais-je, le pair de ce Calderon qui allumait la pipe de Soberano; et quoiqu'il ait l'air très distingué, il n'est pas de meilleure maison. S'il ne se rend ni exigeant, ni incommode, s'il n'a pas de prétentions, pourquoi ne le garderais-je pas? Il m'assure d'ailleurs que, pour le renvoyer, il ne faut qu'un acte de ma volonté. Pourquoi me presser de vouloir tout à l'heure ce que je puis vouloir à tous les instants du jour? On interrompit mes réflexions, en m'annonçant que j'étais servi.
Je me mis à table. Biondetta, en grande livrée, était derrière mon siége, attentive à prévenir mes besoins. Je n'avais pas besoin de me retourner pour la voir: trois glaces, disposées dans le salon, répétaient tous ses mouvements. Le dîner fini, on dessert: elle se retire.
L'aubergiste monte, la connaissance n'était pas nouvelle. On était en carnaval; mon arrivée n'avait rien qui dût le surprendre. Il me félicita sur l'augmentation de mon train, qui supposait un meilleur état dans ma fortune, et se rabattit sur les louanges de mon page, le jeune homme le plus beau, le plus affectionné, le plus intelligent, le plus doux qu'il eût encore vu. Il me demanda si je comptais prendre part aux plaisirs du carnaval: c'était mon intention. Je pris un déguisement, et montai dans ma gondole.
Je courus la place, j'allai au spectacle, au Ridotto. Je jouai, je gagnai quarante sequins, et rentrai assez tard, ayant cherché de la dissipation partout où j'avais cru pouvoir en trouver.
Mon page, un flambeau à la main, me reçoit au bas de l'escalier, me livre aux soins d'un valet de chambre, et se retire, après m'avoir demandé à quelle heure j'ordonnais qu'on entrât chez moi. À l'heure ordinaire, répondis-je, sans savoir ce que je disais, sans penser que personne n'était au fait de ma manière de vivre.
Je me réveillai tard le lendemain, et me levai promptement. Je jetai par hasard les yeux sur les lettres de ma mère, demeurées sur la table. Digne femme! m'écriai-je: que fais-je ici? Que ne vais-je me mettre à l'abri de vos sages conseils? J'irai, ah! j'irai, c'est le seul parti qui me reste.
Comme je parlais haut, on s'aperçut que j'étais éveillé: on entra chez moi, et je revis l'écueil de ma raison. Il avait l'air désintéressé, modeste, soumis, et ne m'en parut que plus dangereux. Il m'annonçait un tailleur et des étoffes. Le marché fait, il disparut avec lui jusqu'à l'heure du repas.
Je mangeai peu et courus me précipiter à travers le tourbillon des amusements de la ville. Je cherchai les masques; j'écoutai, je fis de froides plaisanteries et terminai la scène par l'Opéra, surtout le jeu, jusqu'alors ma passion favorite. Je gagnai beaucoup plus à cette seconde séance qu'à la première.
Dix jours se passèrent dans la même situation de cœur et d'esprit, et à peu près dans des dissipations semblables. Je trouvai d'anciennes connaissances, j'en fis de nouvelles. On me présenta aux assemblées les plus distinguées; je fus admis aux parties des nobles dans leurs casins.
Tout allait bien, si ma fortune au jeu ne s'était pas démentie; mais je perdis au Ridotto, en une soirée, treize cents sequins que j'avais ramassés. On n'a jamais joué d'un plus grand malheur. À trois heures du matin, je me retirai, mis à sec, devant cent sequins à mes connaissances. Mon chagrin était écrit dans mes regards et sur tout mon extérieur, Biondetta me parut affectée; mais elle n'ouvrit pas la bouche.
Le lendemain, je me levai tard. Je me promenais à grands pas dans ma chambre en frappant des pieds. On me sert, je ne mange point. Le service enlevé, Biondetta reste, contre son ordinaire. Elle me fixe un instant, laisse échapper quelques larmes: «Vous avez perdu de l'argent, don Alvare, peut-être plus que vous ne pouvez payer....—Et quand cela serait, ou trouverai-je le remède?....—Vous m'offensez; mes services sont toujours à vous au même prix; mais ils ne s'étendraient pas loin s'ils n'allaient qu'à vous faire contracter avec moi de ces obligations que vous vous croiriez dans la nécessité de remplir sur-le-champ. Trouvez bon que je prenne un siège; je sens une émotion qui ne me permettrait pas de me tenir debout. J'ai d'ailleurs des choses importantes à vous dire. Voulez-vous vous ruiner?... Pourquoi jouez-vous avec cette fureur, puisque vous ne savez pas jouer?...
—Tout le monde ne sait-il pas les jeux de hasard? Quelqu'un pourrait-il me les apprendre?
—Oui, prudence à part, on apprend les jeux de chance, que vous appelez mal à propos jeux de hasard. Il n'y a point de hasard dans le monde: tout y a été et sera toujours une suite de combinaisons nécessaires, que l'on ne peut entendre que par la science des nombres dont les principes sont, en même temps, et si abstraits et si profonds, qu'on ne peut les saisir si l'on n'est conduit par un maître; mais il faut avoir su se le donner et se l'attacher; je ne puis vous peindre cette connaissance que par une image. L'enchaînement des nombres fait la cadence de l'univers, règle ce qu'on appelle les événements fortuits et prétendus déterminés, les forçant, par des balanciers invisibles, à tomber chacun à leur tour, depuis ce qui se passe d'important dans les sphères éloignées jusqu'aux misérables petites chances qui vous ont aujourd'hui dépouillé de votre argent.»
Cette tirade scientifique, dans une bouche enfantine, cette proposition un peu brusque de me donner un maître, m'occasionnèrent un léger frisson, un peu de cette sueur froide qui m'avait saisi sous la voûte de Portici. Je fixe Biondetta qui baissait la vue. «Je ne veux pas de maître, lui dis-je, je craindrais d'en trop apprendre, mais essayez de me prouver qu'un gentilhomme peut savoir un peu plus que le jeu, et s'en servir sans compromettre son caractère.» Elle prit la thèse: et voici, en substance, l'abrégé de sa démonstration:
«La banque est combinée sur le pied d'un profit exorbitant, qui se renouvelle à chaque taille; si elle ne courait pas de risque, la république ferait un vol manifeste aux particuliers; mais les calculs que nous pouvons faire sont supposés, et la banque a toujours beau jeu, en tenant une personne instruite sur dix mille dupes.»