Aziyadé. Pierre Loti

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Aziyadé - Pierre Loti

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remarquai un homme qui avait une drôle de barbe, séparée en petites boucles comme les plus antiques statues de ce pays; il était assis devant moi par terre et m'examinait avec beaucoup de curiosité; mon costume et surtout mes bottines paraissaient l'intéresser vivement. Il s'étirait avec des airs câlins, des mines de gros chat angora, et bâillait en montrant deux rangées de dents toutes petites, aussi brillantes que des perles.

      Il avait d'ailleurs une très belle tête, une grande douceur dans les yeux qui resplendissaient d'honnêteté et d'intelligence. Il était tout dépenaillé, pieds nus, jambes nues, la chemise en lambeaux, mais propre comme une chatte.

      Ce personnage était Samuel.

       Table des matières

      Ces deux êtres rencontrés le même jour devaient bientôt remplir un rôle dans mon existence et jouer, pendant trois mois, leur vie pour moi; on m'eût beaucoup étonné en me le disant. Tous deux devaient abandonner ensuite leur pays pour me suivre, et nous étions destinés à passer l'hiver ensemble, sous le même toit, à Stamboul.

       Table des matières

      Samuel s'enhardit jusqu'à me dire les trois mots qu'il savait d'anglais:

      —Do you want to go on board? (Avez-vous besoin d'aller à bord?)

      Et il continua en sabir:

      —Te portarem col la mia barca. (Je t'y porterai avec ma barque.)

      Samuel entendait le sabir; je songeai tout de suite au parti qu'on pouvait tirer d'un garçon intelligent et déterminé, parlant une langue connue, pour cette entreprise insensée qui flottait déjà devant moi à l'état de vague ébauche.

      L'or était un moyen de m'attacher ce va-nu-pieds, mais j'en avais peu. Samuel, d'ailleurs, devait être honnête, et un garçon qui l'est ne consent point pour de l'or à servir d'intermédiaire entre un jeune homme et une jeune femme.

       Table des matières

      A WILLIAM BROWN, LIEUTENANT AU 3E D'INFANTERIE DE LIGNE, A LONDRES

      Salonique, 2 juin.

      … Ce n'était d'abord qu'une ivresse de l'imagination et des sens; quelque chose de plus est venu ensuite, de l'amour ou peu s'en faut; j'en suis surpris et charmé.

      Si vous aviez pu suivre aujourd'hui votre ami Loti dans les rues d'un vieux quartier solitaire, vous l'auriez vu monter dans une maison d'aspect fantastique. La porte se referme sur lui avec mystère. C'est la case choisie pour ces changements de décors qui lui sont familiers. (Autrefois, vous vous en souvenez, c'était pour Isabelle B …, l'étoile : la scène se passait dans un fiacre, ou Hay-Market street, chez la maîtresse du grand Martyn; vieille histoire que ces changements de décors, et c'est à peine si le costume oriental leur prête encore quelque peu d'attrait et de nouveauté.)

      Début de mélodrame. Premier tableau: Un vieil appartement obscur. Aspect assez misérable, mais beaucoup de couleur orientale. Des narguilhés traînent à terre avec des armes.

      Votre ami Loti est planté au milieu et trois vieilles juives s'empressent autour de lui sans mot dire. Elles ont des costumes pittoresques et des nez crochus, de longues vestes ornées de paillettes, des sequins enfilés pour colliers, et, pour coiffure, des catogans de soie verte. Elles se dépêchent de lui enlever ses vêtements d'officier et se mettent à l'habiller à la turque, en s'agenouillant pour commencer par les guêtres dorées et les jarretières. Loti conserve l'air sombre et préoccupé qui convient au héros d'un drame lyrique.

      Les trois vieilles mettent dans sa ceinture plusieurs poignards dont les manches d'argent sont incrustés de corail, et les lames damasquinées d'or; elles lui passent une veste dorée à manches flottantes, et le coiffent d'un tarbouch. Après cela, elles expriment, par des gestes, que Loti est très beau ainsi, et vont chercher un grand miroir.

      Loti trouve qu'il n'est pas mal en effet, et sourit tristement à cette toilette qui pourrait lui être fatale; et puis il disparaît par une porte de derrière et traverse toute une ville saugrenue, des bazars d'Orient et des mosquées; il passe inaperçu dans des foules bariolées, vêtues de ces couleurs éclatantes qu'on affectionne en Turquie; quelques femmes voilées de blanc se disent seulement sur son passage: " Voici un Albanais qui est bien mis, et ses armes sont belles."

      Plus loin, mon cher William, il serait imprudent de suivre votre ami Loti; au bout de cette course, il y a l'amour d'une femme turque, laquelle est la femme d'un Turc,—entreprise insensée en tout temps, et qui n'a plus de nom dans les circonstances du jour.—Auprès d'elle, Loti va passer une heure de complète ivresse, au risque de sa tête, de la tête de plusieurs autres, et de toutes sortes de complications diplomatiques.

      Vous direz qu'il faut, pour en arriver là, un terrible fond d'égoïsme; je ne dis pas le contraire; mais j'en suis venu à penser que tout ce qui me plaît est bon à faire et qu'il faut toujours épicer de son mieux le repas si fade de la vie.

      Vous ne vous plaindrez pas de moi, mon cher William: je vous ai écrit longuement. Je ne crois nullement à votre affection, pas plus qu'à celle de personne; mais vous êtes, parmi les gens que j'ai rencontrés deçà et delà dans le monde, un de ceux avec lesquels je puis trouver du plaisir à vivre et à échanger mes impressions. S'il y a dans ma lettre quelque peu d'épanchement, il ne faut pas m'en vouloir: j'avais bu du vin de Chypre.

      À présent c'est passé; je suis monté sur le pont respirer l'air vif du soir, et Salonique faisait piètre mine; ses minarets avaient l'air d'un tas de vieilles bougies, posées sur une ville sale et noire où fleurissent les vices de Sodome. Quand l'air humide me saisit comme une douche glacée, et que la nature prend ses airs ternes et piteux, je retombe sur moi-même; je ne retrouve plus au-dedans de moi que le vide écoeurant et l'immense ennui de vivre.

      Je pense aller bientôt à Jérusalem, où je tâcherai de ressaisir quelques bribes de foi. Pour l'instant, mes croyances religieuses et philosophiques, mes principes de morale, mes théories sociales, etc., sont représentés par cette grande personnalité: le gendarme.

      Je vous reviendrai sans doute en automne dans le Yorkshire. En attendant, je vous serre les mains et je suis votre dévoué.

      LOTI.

      XI

       Table des matières

      Ce fut une des époques troublées de mon existence que ces derniers jours de mai 1876.

      Longtemps j'étais resté anéanti, le coeur vide, inerte, à force d'avoir souffert; mais cet état transitoire avait passé, et la force de la jeunesse amenait le réveil. Je m'éveillais seul dans la vie; mes dernières croyances s'en étaient allées, et aucun frein ne me retenait plus.

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