Aziyadé. Pierre Loti

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Aziyadé - Pierre Loti

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bien, mon cher ami, qu'il y a encore chez vous de la jeunesse et de la fraîcheur, et que tout n'est pas perdu. Ces belles amitiés-là, à la vie, à la mort, personne plus que moi n'en a éprouvé tout le charme; mais, voyez-vous, on les a à dix-huit ans; à vingt-cinq, elles sont finies, et on n'a plus de dévouement que pour soi-même. C'est désolant, ce que je vous dis là, mais c'est terriblement vrai.

       Table des matières

      Salonique, juin 1876.

      C'était un bonheur de faire à Salonique ces corvées matinales qui vous mettaient à terre avant le lever du soleil. L'air était si léger, la fraîcheur si délicieuse, qu'on n'avait aucune peine à vivre; on était comme pénétré de bien-être. Quelques Turcs commençaient à circuler, vêtus de robes rouges, vertes ou orange, sous les rues voûtées des bazars, à peine éclairées encore d'une demi-lueur transparente.

      L'ingénieur Thompson jouait auprès de moi le rôle du confident d'opéra-comique, et nous avons bien couru ensemble par les vieilles rues de cette ville, aux heures les plus prohibées et dans les tenues les moins réglementaires.

      Le soir, c'était pour les yeux un enchantement d'un autre genre: tout était rose ou doré. L'Olympe avait des teintes de braise ou de métal en fusion, et se réfléchissait dans une mer unie comme une glace. Aucune vapeur dans l'air: il semblait qu'il n'y avait plus d'atmosphère et que les montagnes se découpaient dans le vide, tant leurs arêtes les plus lointaines étaient nettes et décidées.

      Nous étions souvent assis le soir sur les quais où se portait la foule, devant cette baie tranquille. Les orgues de Barbarie d'Orient y jouaient leurs airs bizarres, accompagnés de clochettes et de chapeaux chinois; les cafedjis encombraient la voie publique de leurs petites tables toujours garnies, et ne suffisaient plus à servir les narguilhés, les skiros, le lokoum et le raki.

      Samuel était heureux et fier quand nous l'invitions à notre table. Il rôdait alentour, pour me transmettre par signes convenus quelque rendez-vous d'Aziyadé, et je tremblais d'impatience en songeant à la nuit qui allait venir.

       Table des matières

      Salonique, juillet 1876.

      Aziyadé avait dit à Samuel qu'il resterait cette nuit-là auprès de nous. Je la regardais faire avec étonnement: elle m'avait prié de m'asseoir entre elle et lui, et commençait à lui parler en langue turque.

      C'était un entretien qu'elle voulait, le premier entre nous deux, et Samuel devait servir d'interprète; depuis un mois, liés par l'ivresse des sens, sans avoir pu échanger même une pensée, nous étions restés jusqu'à cette nuit étrangers l'un à l'autre et inconnus.

      —Où es-tu né? Où as-tu vécu? Quel âge as-tu? As-tu une mère? Crois-tu en Dieu? Es-tu allé dans le pays des hommes noirs? As-tu eu beaucoup de maîtresses? Es-tu un seigneur dans ton pays?

      Elle, elle était une petite fille circassienne venue à Constantinople avec une autre petite de son âge; un marchand l'avait vendue à un vieux Turc qui l'avait élevée pour la donner à son fils; le fils était mort, le vieux Turc aussi; elle, qui avait seize ans, était extrêmement belle; alors, elle avait été prise par cet homme, qui l'avait remarquée à Stamboul et ramenée dans sa maison de Salonique.

      —Elle dit, traduisait Samuel, que son Dieu n'est pas le même que le tien, et qu'elle n'est pas bien sûre, d'après le Koran, que les femmes aient une âme comme les hommes; elle pense que, quand tu seras parti, vous ne vous verrez jamais, même après que vous serez morts, et c'est pour cela qu'elle pleure. Maintenant, dit Samuel en riant, elle demande si tu veux te jeter dans la mer avec elle tout de suite; et vous vous laisserez couler au fond en vous tenant serrés tous les deux … Et moi, ensuite, je ramènerai la barque, et je dirai que je ne vous ai pas vus.

      —Moi, dis-je, je le veux bien, pourvu qu'elle ne pleure plus; partons tout de suite, ce sera fini après.

      Aziyadé comprit, elle passa ses bras en tremblant autour de mon cou; et nous nous penchâmes tous deux sur l'eau.

      —Ne faites pas cela, cria Samuel, qui eut peur, en nous retenant tous deux avec une poigne de fer. Vilain baiser que vous vous donneriez là. En se noyant, on se mord et on fait une horrible grimace.

      Cela était dit en sabir avec une crudité sauvage que le français ne peut pas traduire.

      ………………

      Il était l'heure pour Aziyadé de repartir, et, l'instant d'après, elle nous quitta.

       Table des matières

      PLUMKETT A LOTI

      Londres, juin 1876.

      Mon cher Loti,

      J'ai une vague souvenance de vous avoir envoyé le mois dernier une lettre sans queue ni tête, ni rime ni raison. Une de ces lettres que le primesaut vous dicte, où l'imagination galope, suivie par la plume, qui, elle, ne fait que trotter, et encore en butant souvent comme une vieille rossinante de louage.

      Ces lettres-là, on ne les a jamais relues avant de les fermer car alors on ne les aurait point envoyées. Des digressions plus ou moins pédantesques dont il est inutile de chercher l'à-propos, suivies d'âneries indignes du Tintamarre. Ensuite, pour le bouquet, un auto-panégyrique d'individu incompris qui cherche à se faire plaindre, pour récolter des compliments que vous êtes assez bon pour lui envoyer. Conclusion: tout cela était bien ridicule.

      Et les protestations de dévouement!—Oh! pour le coup c'est là que la vieille rossinante à deux becs prenait le mors aux dents! Vous répondez à cet article de ma lettre comme eût pu le faire cet écrivain du XVIe siècle avant notre ère qui ayant essayé de tout, d'être un grand roi, un grand philosophe, un grand architecte, d'avoir six cents femmes, etc., en vint à s'ennuyer et à se dégoûter tellement de toutes ces choses, qu'il déclara sur ses vieux jours, toutes réflexions faites, que tout n'était que vanité.

      Ce que vous me répondiez là, en style d'Ecclésiaste, je le savais bien; je suis si bien de votre avis sur tout et même sur autre chose, que je doute fort qu'il m'arrive jamais de discuter avec vous autrement que comme Pandore avec son brigadier. Nous n'avons absolument rien à nous apprendre l'un à l'autre, pour ce qui est des choses de l'ordre moral.

      —Les confidences, me dites-vous, sont inutiles.

      Plus que jamais, je m'incline: j'aime à avoir des vues d'ensemble sur les personnes et les choses, j'aime à en deviner les grands traits; quant aux détails, je les ai toujours eus en horreur.

      "Affection et dévouement illimités! " Que voulez-vous! c'était un de ces bons mouvements, un de ces heureux éclairs à la faveur desquels on est meilleur que soi-même. Croyez bien que l'on est sincère au moment où l'on écrit ainsi. Si ce ne sont que des éclairs, à qui faut-il s'en

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