Aziyadé. Pierre Loti
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Constantinople, 3 août 1876.
Traversée en trois jours et trois étapes: Athos, Dédéagatch, les
Dardanelles.
Nous étions une bande ainsi composée: une belle dame grecque, deux belles dames juives, un Allemand, un missionnaire américain, sa femme, et un derviche. Une société un peu drôle! mais nous avons fait bon ménage tout de même, et beaucoup de musique. La conversation générale avait eu lieu en latin, ou en grec du temps d'Homère. Il y avait même, entre le missionnaire et moi, des apartés en langue polynésienne.
Depuis trois jours, j'habite, aux frais de Sa Majesté Britannique, un hôtel du quartier de Péra. Mes voisins sont un lord et une aimable lady, avec laquelle les soirées se passent au piano à jouer tout Beethoven.
J'attends sans impatience le retour de mon bateau, qui se promène quelque part, dans la mer de Marmara.
II
Samuel m'a suivi comme un ami fidèle; j'en ai été touché. Il a réussi à se faufiler, lui aussi, à bord d'un paquebot des Messageries, et m'est arrivé ce matin; je l'ai embrassé de bon coeur, heureux de revoir sa franche et honnête figure, la seule qui me soit sympathique dans cette grande ville où je ne connais âme qui vive.
—Voilà, dit-il, effendim; j'ai tout laissé, mes amis, mon pays, ma barque,—et je t'ai suivi.
J'ai éprouvé déjà que, chez les pauvres gens plus qu'ailleurs, on trouve de ces dévouements absolus et spontanés; je les aime mieux que les gens policés, décidément: ils n'en ont pas l'égoïsme ni les mesquineries.
III
Tous les verbes de Samuel se terminent en ate; tout ce qui fait du bruit se dit: fate boum (faire boum).
—Si Samuel monte à cheval, dit-il, Samuel fate boum! (Lisez: "Samuel tombera. ")
Ses réflexions sont subites et incohérentes comme celles des petits enfants; il est religieux avec naïveté et candeur; ses superstitions sont originales, et ses observances saugrenues. Il n'est jamais si drôle que quand il veut faire l'homme sérieux.
IV
A LOTI, DE SA SOEUR
Brightbury, août 1876.
Frère aimé,
Tu cours, tu vogues, tu changes, tu te poses … te voilà parti comme un petit oiseau sur lequel jamais on ne peut mettre la main. Pauvre cher petit oiseau, capricieux, blasé, battu des vents, jouet des mirages, qui n'a pas vu encore où il fallait qu'il reposât sa tête fatiguée, son aile frémissante.
Mirage à Salonique, mirage ailleurs! Tournoie, tournoie toujours, jusqu'à ce que, dégoûté de ce vol inconscient, tu te poses pour la vie sur quelque jolie branche de fraîche verdure … Non; tu ne briseras pas tes ailes, et tu ne tomberas pas dans le gouffre, parce que le Dieu des petits oiseaux a une fois parlé, et qu'il y a des anges qui veillent autour de cette tête légère et chérie.
C'est donc fini! Tu ne viendras pas cette année t'asseoir sous les tilleuls! L'hiver arrivera sans que tu aies foulé notre gazon! Pendant cinq années, j'ai vu fleurir nos fleurs, se parer nos ombrages, avec la douce, la charmante pensée que je vous y verrais tous deux. Chaque saison, chaque été, c'était mon bonheur … Il n'y a plus que toi, et nous ne t'y verrons pas.
Un beau matin d'août, je t'écris de Brightbury, de notre salon de campagne donnant sur la cour aux tilleuls; les oiseaux chantent, et les rayons du soleil filtrent joyeusement partout. C'est samedi, et les pierres, et le plancher, fraîchement lavés, racontent tout un petit poème rustique et intime, auquel, je le sais, tu n'es point indifférent. Les grandes chaleurs suffocantes sont passées et nous entrons dans cette période de paix, de charme pénétrant, qui peut être si justement comparée au second âge de l'homme; les fleurs et les plantes, fatiguées de toutes ces voluptés de l'été, s'élancent maintenant, refleurissent vigoureuses, avec des teintes plus ardentes au milieu d'une verdure éclatante, et quelques feuilles déjà jaunies ajoutent au charme viril de cette nature à sa seconde pousse. Dans ce petit coin de mon Éden, tout t'attendait, frère chéri; il semblait que tout poussait pour toi … et encore une fois, tout passera sans toi. C'est décidé, nous ne te verrons pas.
V
Le quartier bruyant du Taxim, sur la hauteur de Péra, les équipages européens, les toilettes européennes heurtant les équipages et les costumes d'Orient; une grande chaleur, un grand soleil; un vent tiède soulevant la poussière et les feuilles jaunies d'août; l'odeur des myrtes; le tapage des marchands de fruits, les rues encombrées de raisins et de pastèques … Les premiers moments de mon séjour à Constantinople ont gravé ces images dans mon souvenir.
Je passais des après-midi au bord de cette route du Taxim, assis au vent sous les arbres, étranger à tous. En rêvant de ce temps qui venait de finir, je suivais d'un regard distrait ce défilé cosmopolite; je songeais beaucoup à elle, étonné de la trouver si bien assise tout au fond de ma pensée.
Je fis dans ce quartier la connaissance du prêtre arménien qui me donna les premières notions de la langue turque. Je n'aimais pas encore ce pays comme je l'ai aimé plus tard; je l'observais en touriste; et Stamboul, dont les chrétiens avaient peur, m'était à peu près inconnu.
Pendant trois mois, je demeurai à Péra, songeant aux moyens d'exécuter ce projet impossible, aller habiter avec elle sur l'autre rive de la Corne d'or, vivre de la vie musulmane qui était sa vie, la posséder des jours entiers, comprendre et pénétrer ses pensées, lire au fond de son coeur des choses fraîches et sauvages à peine soupçonnées dans nos nuits de Salonique,—et l'avoir à moi tout entière.
Ma maison était située en un point retiré de Péra, dominant de haut la Corne d'or et le panorama lointain de la ville turque; la splendeur de l'été donnait du charme à cette habitation. En travaillant la langue de l'islam devant ma grande fenêtre ouverte, je planais sur le vieux Stamboul baigné de soleil. Tout au fond, dans un bois de cyprès, apparaissait Eyoub, où il eût été doux d'aller avec elle cacher son existence,—point mystérieux et ignoré où notre vie eût trouvé un cadre étrange et charmant.
Autour de ma maison s'étendaient de vastes terrains dominant Stamboul, plantés de cyprès et de tombes,—terrains vagues où j'ai passé plus d'une nuit à errer, poursuivant quelque aventure imprudente arménienne, ou grecque.
Tout au fond de mon coeur, j'étais resté fidèle à Aziyadé; mais les jours passaient et