Aziyadé. Pierre Loti

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Aziyadé - Pierre Loti

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barque de Samuel; j'étais vêtu à peine, les épaules seulement couvertes d'une chemise d'Albanais en mousseline légère. Je cherchais ma veste dorée; elle était restée dans la barque d'Aziyadé. Un froid mortel glissait le long de mes bras, et pénétrait peu à peu toute ma poitrine. Une heure encore avant le moment favorable pour rentrer à bord en évitant la surveillance des hommes de garde! J'essayai de ramer; un sommeil irrésistible engourdissait mes bras. Alors je soulevai avec des précautions infinies la couverture qui enveloppait Samuel, pour m'étendre sans l'éveiller à côté de cet ami de hasard.

      Et, sans en avoir eu conscience, en moins d'une seconde, nous nous étions endormis tous deux de ce sommeil accablant contre lequel il n'y a pas de résistance possible;—et la barque s'en alla en dérive.

      Une voix rauque et germanique nous éveilla au bout d'une heure; la voix criait quelque chose en allemand dans le genre de ceci: " Ohé du canot!"

      Nous étions tombés sur les cuirassés allemands, et nous nous éloignâmes à force de rames; les fusils des hommes de garde nous tenaient en joue. Il était quatre heures; l'aube, incertaine encore, éclairait la masse blanche de Salonique, les masses noires des navires de guerre; je rentrai à bord comme un voleur, assez heureux pour être inaperçu.

       Table des matières

      La nuit d'après (du 28 au 29), je rêvai que je quittais brusquement Salonique et Aziyadé. Nous voulions courir, Samuel et moi, dans le sentier du village turc où elle demeure, pour au moins lui dire adieu; l'inertie des rêves arrêtait notre course; l'heure passait et la corvette larguait ses voiles.

      —Je t'enverrai de ses cheveux, disait Samuel, toute une longue natte de ses cheveux bruns.

      Et nous cherchions toujours à courir.

      Alors, on vint m'éveiller pour le quart; il était minuit. Le timonier alluma une bougie dans ma chambre: je vis briller les dorures et les fleurs de soie de la tapisserie, et m'éveillai tout à fait.

      Il plut par torrents cette nuit-là, et je fus trempé.

       Table des matières

      Salonique, 29 juillet.

      Je reçois ce matin à dix heures cet ordre inattendu: quitter brusquement ma corvette et Salonique: prendre passage demain sur le paquebot de Constantinople, et rejoindre le stationnaire anglais le Deerhound, qui se promène par là-bas, dans les eaux du Bosphore ou du Danube.

      Une bande de matelots vient d'envahir ma chambre; ils arrachent les tentures et confectionnent les malles.

      J'habitais, tout au fond du Prince-of-Wales, un réduit blindé confinant avec la soute aux poudres. J'avais meublé d'une manière originale ce caveau, où ne pénétrait pas la lumière du soleil: sur les murailles de fer, une épaisse soie rouge à fleurs bizarres; des faïences, des vieilleries redorées, des armes, brillant sur ce fond sombre.

      J'avais passé des heures tristes, dans l'obscurité de cette chambre, ces heures inévitables du tête-à-tête avec soi-même, qui sont vouées aux remords, aux regrets déchirants du passé.

       Table des matières

      J'avais quelques bons camarades sur le Prince-of-Wales; j'étais un peu l'enfant gâté du bord, mais je ne tiens plus à personne, et il m'est indifférent de les quitter.

      Une période encore de mon existence qui va finir, et Salonique est un coin de la terre que je ne reverrai plus.

      J'ai passé pourtant des heures enivrantes sur l'eau tranquille de cette grande baie, des nuits que beaucoup d'hommes achèteraient bien cher et j'aimais presque cette jeune femme, si singulièrement délicieuse!

      J'oublierai bientôt ces nuits tièdes, où la première lueur de l'aube nous trouvait étendus dans une barque, enivrés d'amour, et tout trempés de la rosée du matin.

      Je regrette Samuel aussi, le pauvre Samuel, qui jouait si gratuitement sa vie pour moi, et qui va pleurer mon départ comme un enfant. C'est ainsi que je me laisse aller encore et prendre à toutes les affections ardentes, à tout ce qui y ressemble, quel qu'en soit le mobile intéressé ou ténébreux; j'accepte, en fermant les yeux, tout ce qui peut pour une heure combler le vide effrayant de la vie, tout ce qui est une apparence d'amitié ou d'amour.

       Table des matières

      30 juillet. Dimanche.

      À midi, par une journée brûlante, je quitte Salonique. Samuel vient avec sa barque, à la dernière heure, me dire adieu sur le paquebot qui m'emporte.

      Il a l'air fort dégagé et satisfait.—Encore un qui m'oubliera vite!

      —Au revoir, effendim, pensia poco de Samuel! (Au revoir, monseigneur! pense un peu à Samuel!)

       Table des matières

      —En automne, a dit Aziyadé, Abeddin-effendi, mon maître, transportera à Stamboul son domicile et ses femmes; si par hasard il n'y venait pas, moi seule j'y viendrais pour toi.

      Va pour Stamboul, et je vais l'y attendre. Mais c'est tout à recommencer, un nouveau genre de vie, dans un nouveau pays, avec de nouveaux visages, et pour un temps que j'ignore.

       Table des matières

      L'état-major du Prince-of-Wales exécute des effets de mouchoirs très réussis, et le pays s'éloigne, baigné dans le soleil. Longtemps on distingue la tour blanche, où, la nuit, s'embarquait Aziyadé, et cette campagne pierreuse, çà et là plantée de vieux platanes, si souvent parcourue dans l'obscurité.

      Salonique n'est plus bientôt qu'une tache grise qui s'étale sur des montagnes jaunes et arides, une tache hérissée de pointes blanches qui sont des minarets, et de pointes noires qui sont des cyprès.

      Et puis la tache grise disparaît, pour toujours sans doute, derrière les hautes terres du cap Kara-Bournou. Quatre grands sommets mythologiques s'élèvent au-dessus de la côte déjà lointaine de Macédoine: Olympe, Athos, Pélion et Ossa!

      * * * * *

      2

      SOLITUDE

      I

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