La 628-E8. Octave Mirbeau
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—Non... à Düsseldorf...
—À Düsseldorf?... Sapristi!... Alors, dépêchez-vous... Houp!... Houp!... Houp!
Il me frappa amicalement sur l'épaule:
—Français, hein?...
—Oui...
Il me serra fortement la main, et, m'indiquant la route:
—Düsseldorf... la première à droite... À Emmerich, vous passez le Rhin, sur le bac... Houp! Houp!
Je demandai:
—La route est mauvaise, hein?
—Mauvaise?... C'est comme du parquet ciré... Houp!
Avant de virer, selon les indications du douanier, je me retournai... Je le vis planté au milieu de la route, qui agitait en l'air sa casquette, en signe de bon voyage.
Nous fûmes longtemps à revenir de notre étonnement.
—Ça doit cacher quelque chose de terrible, dit l'un de nous... Attention, Brossette... Et pas si vite!
C'est ainsi que nous entrâmes en Allemagne.
Vers Rocroy.
Pour l'instant, nous n'avons même pas franchi la frontière belge, et nous roulons toujours vers Givet.
Première journée désagréable.
Après Compiègne, le vent s'était levé brusquement, un vent du nord, âpre et dur, qui gênait beaucoup notre marche, et faisait tournoyer vers nous, sur la route, de petits cyclones de poussière... Tant que nous eûmes à longer l'Oise, à la quitter pour la retrouver ensuite, avec la fraîcheur de sa vallée, la surprise de ses ports charmants, et le mouvement de sa batellerie, cela alla très bien. Mais au-delà de Saint-Quentin, où notre patriotisme se contenta d'admirer Latour et ne songea pas une minute, hélas! à donner le moindre souvenir à M. Anatole de la Forge, le paysage devint morose. Nous aussi. Presque rien que des champs de betteraves, à peine ensemencés... Il semblait que la campagne se fripât, se ratatinât, se décolorât, sous la sécheresse du vent... Elle était laide à voir, comme une chambre dont on n'a pas fait la toilette depuis longtemps... Peu de villages, pas de villes, sauf Guise qui ne me parut pas être l'Eldorado industriel, célébré par le bon Fournière et créé par le bon Godin. De loin en loin, des hameaux endormis, des fermes ensommeillées; ici, une pauvre briqueterie; là, une distillerie abandonnée... et la route, la route monotone, inactive, presque déserte. Nous ne rencontrâmes guère que ces hautes et lourdes voitures de liquoristes, qui s'en allaient, dans un bruit de bouteilles secouées, porter aux rares humains de ces régions la tristesse, la maladie et la mort.
Moins un pays travaille, et plus l'on dirait qu'on rencontre de ces assommoirs ambulants. Cela tient, sans doute, à ce qu'on ne rencontre qu'eux.
Je remarquai que presque tous les vieux châteaux sont désertés... Ils ne nourrissaient plus leur homme. Quelques-uns servent, pour les pauvres gens, de sanatoria, ou de colonies de vacances; ils sont revenus au peuple, et c'est ce qu'ils avaient de mieux à faire. Les autres tombent en ruine et meurent dans leur cercle de ronces. Personne n'en veut plus. Le temps est dur à l'oisiveté des hobereaux. Les jours de marché, et le dimanche, à l'heure de la messe, on les voit encore se pavaner à la ville, avec des culottes de velours usé, des cravaches, des bottes, des éperons qu'ils font toujours sonner fièrement sur les trottoirs. Mais ils n'ont plus de cheval, car l'avoine est chère; et ils n'ont plus rien, car, pour avoir quelque chose, il faut le gagner au travail. Ils se contentent de ces simulacres de luxe et de chic, où ils trouvent encore de quoi alimenter leur orgueil déchu, et leur foi chimérique... Heureux pourtant, quand, au retour de la foire, sur la route, ils rencontrent un paysan qui consent à les ramener, chez eux, dans sa carriole, avec son porc!... Je parle surtout de la Bretagne, du Perche, du Nivernais, où il y a encore des châteaux, plus sales que des porcheries, habités par des hobereaux, plus dénués que des mendiants... Mais ici il semble qu'il n'y ait même plus de hobereaux, retournés avec leurs cravaches, leurs éperons, leur Roi et leur Dieu, dans le grand tout du passé.
Quelquefois, sur une hauteur, se dresse encore un château tout neuf, de brique et de pierre, avec des tours, des tourelles, des créneaux. Soyez sûr qu'il appartient à un cordonnier heureux, à un épicier enrichi, parvenus enfin à réaliser le rêve anachronique et seigneurial, qui hanta leur esprit de prolétaire..
Une ville morte.
Rocroy, nom sonore qui semble claironner, à lui seul, toute la jeune gloire de Louis XIV.
J'ai vu bien des villes mortes,—elles ne sont pas rares en France,—mais d'aussi mortes que Rocroy, il n'est pas possible qu'il y en ait, nulle part, dans le monde. Rocroy est plus qu'une ville morte, c'est un cimetière; plus qu'un cimetière, c'est le cimetière d'un cimetière, si une telle chose peut se concevoir. L'administration des ponts et chaussées qui, par pudeur nationale, sans doute, a voulu épargner aux voyageurs étrangers l'affligeant spectacle de cette déchéance, a déclassé la route qui mène à Rocroy. Rien ne mène plus à Rocroy qu'un chemin ensablé, cahoteux, que personne ne prend, et où poussent librement des herbes grisâtres: l'ancienne route. La nouvelle le contourne à quelques kilomètres, et s'en va desservant des villages plus vivants et de moins mornes campagnes. Pourtant, Rocroy subsiste encore sur les cartes, par habitude, je pense, peut-être par charité, comme, dans les budgets de l'État, subsistent parfois des crédits alloués à des services supprimés, ou à des personnes disparues... Je ne puis me faire à l'idée que le gouvernement trouve des fonctionnaires assez dénués, pour les envoyer—sous-préfets, juges, percepteurs, etc.—dans cette nécropole. J'imagine qu'on les recrute—et avec peine encore—parmi les anciens concierges de châteaux historiques et les gardiens de cimetières désaffectés... Quant aux quelques figurants, chargés de représenter l'indigène, d'où viennent-ils? De quels hôpitaux? De quelles morgues?... De quels musées de cire?
Et remarquez que, par une audacieuse ironie, Rocroy tient, dans notre système de géographie départementale, l'emploi de chef-lieu d'arrondissement... C'est chef-lieu de rétrécissement qu'il faudrait dire...
Nous y arrivâmes par hasard, ou plutôt par erreur, car, malgré Brossette, que son instinct ne trompe jamais, je m'acharnai à croire que le dit chemin cahoteux devait être un raccourci, et, qu'à le prendre, nous économiserions de la route et du temps, pour gagner Fumay.
Hélas! ce fut Rocroy.
Mais, je ne regrette rien. Les spectacles agréables ne nous sont pas seuls utiles, et nous avons appris, depuis l'histoire romaine, que rien n'exerce l'esprit, n'élève le cœur, comme de méditer sur des ruines.
Rocroy a encore ses remparts et ses deux portes. Bien qu'ils aient été construits par Vauban, qui avait pourtant de l'imagination et le goût du pittoresque, ils n'ont rien de terrible, rien de décoratif, non plus. La ville n'est, pour ainsi dire, qu'une place, une petite place lugubre et muette, fort sale, autour de laquelle des maisons, qui n'ont même pas le prestige des architectures anciennes, se délabrent, s'excorient, s'exfolient, ainsi que de pauvres visages, atteints de dermatose. Cela est noir, galeux, effrayamment vide. Je ne me rappelle pas y avoir vu un arbre, une fontaine, un kiosque. On y chercherait vainement, même sur une boutique ou sur un café, le souvenir du grand Condé... Ah! les Espagnols peuvent venir à Rocroy, sans la moindre humiliation. Rien n'y évoque plus la mémorable frottée qu'ils y reçurent; aucun trophée à la mairie, aucun canon