La 628-E8. Octave Mirbeau

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La 628-E8 - Octave  Mirbeau

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      —La carte, Brossette... voyez la carte!

      —Ah! la carte!

      Et, jetant sur le trottoir le dernier bidon d'essence vidé, il haussa les épaules, dans un mouvement de souverain mépris... Puis il se toucha le front.

      —La carte! répéta-t-il... la voilà la carte... le Taride... l'État-major... c'est là!...

      Nous repartîmes... J'étais résigné à tout, même à franchir l'Atlantique, au besoin, si telle était la fantaisie de mon ami Brossette.

      Une heure après, à l'entrée d'un village, nous stoppions, le long d'un grand mur, au milieu duquel s'ouvrait une porte, peinte en gris et armée de lourdes traverses de fer... Au-dessus de la porte, était écrit, en lettres noires presque effacées, et surmonté d'une croix de pierre, ce mot: Asile. Brossette était vivement descendu de la voiture, et sonnait à la porte...

      —Que monsieur ne s'inquiète pas!... Je reviens tout de suite...

      J'étais tellement stupéfait que je ne pensai pas à lui demander d'explications... D'ailleurs, la porte aussitôt ouverte, Brossette avait disparu...

      Quel asile?... Pourquoi cet asile?... qu'allait-il faire en cet asile?... Est-ce que mon mécanicien était devenu subitement fou?

      Par l'entrebâillement de la porte, j'aperçus des jardins et, au fond, une grande maison toute blanche... Des vieilles gens formaient des groupes devant la maison. Des vieilles gens se promenaient, à petits pas, dans les allées du jardin...

      Brossette reparut bientôt, le visage tout épanoui. Il soutenait une très vieille femme, grosse, courte, toute ridée, toute courbée, qui marchait péniblement, en s'aidant d'un bâton. Il la conduisit, près de moi, et me dit, en me regardant d'un regard qui demandait pardon, en même temps qu'il s'illuminait de bonheur.

      —Fallait pourtant bien, monsieur, que je vous fasse connaître maman... C'est maman, monsieur!

      Et s'adressant à la vieille:

      —Tiens, maman... C'est monsieur... Dis bonjour à monsieur!

      La vieille sembla d'abord consternée de nos peaux de loup, de nos lunettes relevées sur la visière de nos casquettes... Tout rond, hagard, son œil allait de moi à son fils, qu'en vérité elle ne reconnaissait pas, sous cette vêture où s'ébouriffaient des poils blancs et noirs... Enfin, elle chevrota, indignée:

      —Si c'est Dieu possible!... Ah! ah!... Des masques!... Des masques!...

      Brossette éclata d'un bon rire, d'un rire plein de tendresse.

      —Maman! Oh! maman!... Ça t'épate, hein?,.. Et tiens..., ça..., c'est une automobile... C'est moi, ton fils... qui la conduis... Regarde un peu... T'en as peut-être jamais vu, ma pauvre maman, des automobiles?... Attention...

      Il mit le moteur en marche, le fit ronfler épouvantablement. La vieille, effrayée, voulut rentrer. Elle criait:

      —Si c'est Dieu possible!... Si c'est Dieu possible!

      Brossette l'apaisa, en l'embrassant et en lui glissant deux louis dans la main.

      —Allons, dis adieu à monsieur... Faut que nous partions... Mais nous reviendrons dans quelque temps... Nous reviendrons te voir, encore une fois...

      Il confia sa mère à une surveillante qui attendait, près de la porte, l'embrassa de nouveau, tendrement...

      —Porte-toi bien, maman...

      Et il sauta dans la voiture:

      —Soixante-dix-sept ans, monsieur!... Et maligne... maligne!... Vous comprenez?... toute seule à son âge... Alors, je l'ai mise là... on la soigne bien... elle est heureuse...

      Puis:

      —Monsieur a été bon pour moi... Je remercie bien monsieur... Vrai!... monsieur est un bon garçon...

      Il ajouta, après avoir vérifié son graisseur:

      —Si monsieur a faim, nous pouvons aller déjeuner à Amboise... C'est à dix minutes d'ici...

      En traversant le village, lentement, il reconnaissait les maisons... appelait les gens.

      —Tiens!... C'est Prosper... Bonjour, Prosper!... Voilà la forge du père... Maintenant, c'est un café... Tenez, monsieur. À Tivoli... oui, c'est là qu'elle était... Eh bien, mon vieux Vazeilles... tu en as un fameux coup de soleil... Ça, c'est mon oncle... ce petit gros, devant l'épicier... Bonjour, mon oncle!...

      Ému et glorieux, il se dressait, se carrait dans l'automobile.

      Lorsque nous eûmes dépassé la dernière maison, il se retourna vers moi, et me dit «en donnant ses gaz»:

      —Joli patelin, n'est-ce pas?... Il n'a pas changé...

      Ce mois-là, en examinant son livre, je constatai, sans trop de surprise et sans la moindre irritation, que le bon Brossette avait largement rattrapé les quarante francs donnés à sa mère. Je dois dire, à son honneur, qu'il y avait eu lutte. Des surcharges toutes fraîches indiquaient visiblement qu'il ne s'était décidé que tard, à cette restitution... Je lui en sus gré. Mais l'habitude avait été plus forte que la reconnaissance... Une fois de plus, son intérêt triomphait de son émotion. Après tout, n'avait-il pas raison?... Tout ça, n'est-ce pas? c'est des histoires de riches...

      Brave Brossette!...

      Frontières.

      Ce n'est pas sans appréhension que, par un beau matin d'avril 1905, nous démarrâmes, mes amis et moi, sur notre merveilleuse, ardente et souple C.-G.-V.

      Pas très loin de Saint-Quentin, où nous devions faire le petit pèlerinage obligatoire aux pastels de Latour, on nous jeta des pierres... À La Capelle, des gendarmes, embusqués derrière des verres d'absinthe, dans un cabaret, nous arrêtèrent et réclamèrent les papiers de la voiture, avec des airs menaçants. Après une discussion interminable où, une fois de plus, j'admirai la belle tenue, le beau langage, l'impeccable logique des autorités françaises, deux contraventions, en dépit de la verve de Brossette, nous furent dressées, la première pour excès de vitesse, la deuxième parce que le numéro, à l'arrière, le 628-E8, avait, sur la route, recueilli un peu de poussière qui le cachait en partie. Il faut bien que les gendarmes égayent un peu leurs mornes stations dans les cafés... Comme nous arrivions à Givet, place forte élevée contre les incursions des Belges, un gamin, du haut d'un talus, fit rouler, sous les roues de la voiture, une grosse bille de bois, qui nous obligea, pour l'éviter, à un dangereux dérapage...

      Et nous étions en France, dans la douce France, la France du progrès, de la générosité et de l'esprit! Prémices réconfortantes! Qu'allait-il advenir de nous, en Hollande, pensaient mes amis, et surtout en Allemagne, où il est reconnu, par les plus doctes historiens de La Patrie, que les êtres informes qui peuplent ces deux pays, ne sont encore que des sauvages?...

      J'avais beau les rassurer... Ils n'étaient pas si tranquilles.

      On leur avait dit:

      —Ah!

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