Haine d'amour. Daniel Lesueur

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Haine d'amour - Daniel Lesueur

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pas recevoir à chaque courrier des pages de protestations, de reproches ou de plaintes, qu’il s’abandonnait au plaisir d’écrire tout naturellement, sans apprêt comme sans réticences, des lettres dont il n’était pas tenu de faire des lettres d’amour.

      Peut-être commençait-il à croire que, de son côté, Sabine enfin se convertissait à cette camaraderie charmante, et que la tyrannique affection de ce cœur féminin s’apaisait en une amitié plus compréhensive, plus capable de désintéressement, lorsqu’il reçut—au retour de l’inoubliable journée de noce—le télégramme de Mme Marsan. La soudaine impatience qu’elle y témoignait de le revoir—cette impatience dont elle ne parlait même pas dans sa lettre de la veille et qu’elle manifestait ainsi tout à coup—lui prouva qu’il allait la retrouver toute pareille à elle-même. Car, à ce petit fait, il reconnaissait trop Sabine. Comme c’était bien d’elle cette brusque frénésie d’un sentiment qui paraissait dormir et qui, d’une minute à l’autre, la dominait, devenait irrésistible! Vincent pressentait, même à une telle distance, la fièvre dont était brûlée la pauvre femme,—cette fièvre qui s’emparait d’elle chaque fois qu’elle avait pris la résolution de parler ou d’agir, et qui la rendait incapable de toute temporisation, de toute mesure. Une fatalité de sa nature impulsive empêchait Sabine de traverser sans se dévorer intérieurement l’intervalle de temps, si court fût-il, que demandait sa pensée pour se transformer en acte. Sans doute elle avait pu supporter avec la fermeté tranquille affichée dans sa correspondance l’exil de deux mois; mais, du moment qu’elle avait décidé son retour, elle ne patienterait pas sans torture durant les deux journées qui l’en séparaient encore.

      Était-ce donc parce qu’il pensait aux ardeurs douloureuses de ce cœur tourmenté, ou dans un sentiment de compassion pour cette existence à jamais assombrie, ou par la prévision d’un plus cruel avenir, qu’il murmura en lisant la dépêche datée de Cannes, et plus d’une fois encore, durant une longue nuit sans sommeil:

      «Pauvre Sabine!... Pauvre femme!...»

      Quoi qu’il en fût, dès le lendemain matin, la première action de Vincent tendit au bonheur de celle qu’il plaignait d’une si étrange pitié. Sans attendre que son valet de chambre entrât chez lui, à sept heures, suivant la consigne, dès six heures et demie M. de Villenoise sonna.

      Prosper parut, et, sur l’ordre de son maître, ouvrit les volets. Une fraîcheur d’avril, une clarté bleue et rose, pénétrèrent dans la grande pièce tendue de velours sombre, obscurcie de boiseries anciennes, et, çà et là seulement, égayée par des bibelots en ivoire ou en porcelaine de Saxe, par un panneau de glace au-dessus de la cheminée en chêne sculpté, par quelques bergeries galantes du XVIIIe siècle, dues à des pinceaux de maîtres et espacées le long des murs.

      —Donnez-moi mon buvard, de l’encre, une plume, dit M. de Villenoise.

      Assis dans son lit, le genou soulevé pour soutenir son buvard, il griffonna:

      «Madame Sabine Marsan, hôtel Beau-Rivage, Cannes.

      «Suis bien heureux. Vous souhaite bon voyage et vous attends avec impatience. A bientôt.

      «Vincent.»

      —Tenez, dit-il au domestique, faites porter cela et revenez préparer mon tub. Ah!... s’exclama-t-il comme Prosper allait quitter la chambre.

      Le valet se retourna. M. de Villenoise eut une courte hésitation. A la fin il demanda, mais avec une ombre de gêne:

      —La jument n’est pas sellée, n’est-ce pas?

      —Je ne pense pas. Est-ce que monsieur l’a commandée plus tôt ce matin?

      —Non... Au contraire, je ne sortirai pas à sept heures et demie comme d’habitude. Passez à l’écurie et dites à Andrew de seller seulement pour... mettons pour... neuf heures.

      Prosper sortit, étonné de l’espèce d’embarras qu’avait manifesté son maître en donnant un ordre si simple. Mais ce n’était pas à l’égard de ses gens que M. de Villenoise éprouvait ce vague sentiment de confusion: c’était vis-à-vis de lui-même. Car, s’étant demandé depuis la veille comment il était possible que, dans ses quotidiennes promenades à cheval, il n’eût jamais rencontré le général et Mlle Méricourt, qui, de même, allaient au Bois chaque matin, il avait réfléchi que, sans doute, une jeune fille et un vieillard choisissaient des heures plus tardives que les siennes. Il possédait d’ailleurs ce renseignement qu’on avait chance de les voir plutôt dans les allées fréquentées, tandis que lui-même préférait les grands espaces déserts du côté de Longchamps et de Bagatelle; il sentait donc, sans se le dire encore, qu’il allait changer son itinéraire comme il changeait le moment de sa promenade. Cette petite stratégie absorbait maintenant toute sa pensée, tandis que, de bonne foi, il se croyait occupé d’autre chose. Jusqu’à neuf heures il se tint dans son cabinet de travail. Ce n’était pas par l’image de Sabine qu’il cherchait à combattre ses souvenirs d’hier et son absurde espoir de ce matin. Non... Sabine... Il était quitte envers elle depuis cette réponse télégraphiée qu’il avait voulue sincère et qu’il justifierait dans deux jours—comme si elle l’avait été—par toutes les attitudes d’une tendresse devenue, hélas! un devoir. D’ailleurs, il eût été impossible à Vincent de mettre en face l’une de l’autre, même dans la plus inconsciente évocation, Sabine Marsan et Gilberte Méricourt... L’une, cette maîtresse, jetée définitivement dans ses bras et dans sa vie par une scandaleuse catastrophe... L’autre, cette enfant que, malgré tous ses partis pris et toutes ses préventions contre les jeunes filles, il jugeait d’une ingénuité, d’une fraîcheur d’âme semblable à sa merveilleuse fraîcheur de chair, à sa beauté de fleur candide. Il était lié à la première, soit! et par d’indissolubles liens. Mais en quoi cela pouvait-il l’empêcher d’admirer secrètement la seconde? Pourquoi ne pas goûter le charme du rêve qu’elle éveillait en lui? Après tout, la vie que nous vivons ne tient pas tout entière dans la réalité. Si notre volonté le plus souvent reste impuissante contre les fatalités extérieures, nous sommes du moins les maîtres de nos songes.

      Telles étaient les pensées flottantes en l’esprit distrait de M. de Villenoise, tandis qu’il se croyait adonné tout entier à l’éclaircissement d’un vers douteux de Manilius. Machinalement son intelligence suscitait des mots et presque des idées équivalant au texte latin, tant le fonctionnement de son cerveau approchait, à force de savante discipline, de la perfection mécanique.

      Cependant son regard, parfois, se levait de la page commencée, errait autour de cette bibliothèque où il avait concentré toutes ses joies intellectuelles depuis qu’il avait renoncé à remplir son existence par les joies du cœur. Elle tenait, cette bibliothèque, en sa plus longue dimension, toute la largeur de l’hôtel, et peu s’en fallait qu’elle ne fût carrée. Les hautes fenêtres à petites vitres nombreuses s’obscurcissaient de stores du côté de la rue, tandis qu’en arrière elles s’ouvraient sur la verdure d’un jardin où fleurissaient des marronniers énormes. Et rien ne pouvait charmer une âme disposée à la rêverie et à l’étude comme les couleurs et les parfums de ces arbres puissants épanouis dans un ciel pur, venant imprégner le recueillement de cette pièce immense, aux murailles tapissées de livres, aux consoles et aux vitrines toutes chargées d’objets d’art.

      Dans la cour, sous les fenêtres, tout à coup un cheval s’ébroua. On entendit des fers heurter impatiemment le pavé, et la voix, aux inflexions britanniques, d’un palefrenier qui calmait l’animal. M. de Villenoise leva les yeux vers un cartel, et vit que neuf heures allaient sonner. Il descendit.

      Sous la voûte il se mit

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