Haine d'amour. Daniel Lesueur

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Haine d'amour - Daniel Lesueur

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Oui, décidément, il y avait un danger dans des sensations pareilles. Mais, après tout, qu’éprouvait-il? Ce n’était pas un commencement d’amour, certes, puisqu’il ne courait pas vers cette jeune fille, puisqu’il ne ressentait pas même le désir de lui parler. Non... Seulement il eût voulu la suivre ainsi, sans être aperçu, et la voir toujours devant lui. Eh bien, ce n’était qu’une admiration d’artiste, une émotion tout intellectuelle. N’importe, il ferait mieux de s’en aller... C’était plus sage. Il s’en irait dans une minute... Il s’en irait quand Mlle Méricourt aurait atteint ce gros arbre là-bas... Oh! elle y arriverait bientôt... Encore deux lacets de droite à gauche, et de gauche à droite, elle y serait. Alors Vincent détournerait Gipsy dans une allée de traverse...

      Le jeune homme aurait-il vraiment tenu cette résolution? Qui pourrait le dire? Il n’en sut jamais rien lui-même. Car, avant que Gilberte eût achevé le dernier contre-changement de main à la hauteur du gros arbre, son père, averti par le pressentiment qu’éveille en nous une présence voisine qui nous intéresse, se retourna sur sa selle et vit M. de Villenoise.

      Les deux hommes se saluèrent. Le général retint son cheval et Vincent pressa le sien. Ils se trouvèrent côte à côte.

      Puis M. Méricourt s’écria:

      —Gilberte!... Une bonne rencontre!... Viens dire bonjour à ton garçon d’honneur.

      Mlle Méricourt, à la voix de son père, arrêta sa monture et la retourna par une demi-pirouette souple et correcte. Mais elle ne devait pas avoir compris, car son visage, calme et rosé lorsqu’il apparut, changea d’expression dès qu’elle aperçut Vincent. Elle pâlit, puis rougit; et la gêne visible qu’elle éprouva de cette rougeur colora ses traits plus vivement encore.

      Quand il la vit rougir ainsi, Vincent se troubla. C’est à peine s’il eut la présence d’esprit d’ôter son chapeau, puis de le passer dans la main gauche pour toucher de la droite celle que la jeune fille lui tendait.

      Afin de donner cette poignée de main, Gilberte avait rapproché son cheval par un appuyé qui témoignait de l’obéissance de sa bête autant que de sa propre habileté. Mais Vincent ne le remarqua même pas. Vainement il cherchait quelque chose à dire, alors que des compliments à l’écuyère étaient un sujet tout indiqué.

      Ce fut M. Méricourt qui parla le premier, et—tout naturellement—d’équitation; il vanta de nouveau les belles formes et le rassemblé parfait de Gipsy.

      —Mais ne lui ôtez-vous pas un peu de son perçant, monsieur, dit-il, à la maintenir ainsi toujours en main?

      —Cette jument est tellement équilibrée, mon général, répondit M. de Villenoise, que la mise en main est presque sa position la plus naturelle. J’ai de la peine, au contraire, à la faire s’étendre lorsque je veux allonger son pas.

      —Elle a une robe ravissante, s’écria Gilberte. Elle est dorée comme on avait doré artificiellement le cheval de l’empereur Galba, dans la pantomime de Néron, à l’Hippodrome.

      —Si cela vous amusait de la monter, mademoiselle, vous lui feriez beaucoup d’honneur. Vous me laisserez seulement le temps de l’essayer en dame dans un manège, pour m’assurer qu’elle supporte bien la jupe.

      —Vous mettriez une jupe? demanda Gilberte égayée.

      —Bien entendu.

      Elle éclata de rire.

      —Ah! je voudrais bien vous voir.

      —Pour cela, non, dit Vincent, qui se tourna pour lui sourire.

      Leurs yeux se rencontrèrent.

      Ce sont toujours les yeux qui trahissent l’affinité inconsciente de deux êtres l’un pour l’autre. Ce mystère, que le cœur peut ignorer longtemps, les prunelles aussitôt le reflètent. Elles n’en savent point garder le secret.

      Les regards de Vincent et de Gilberte s’effleurèrent en un de ces contacts imprévus, involontaires, et si poignants, que l’âme, ensuite, ne peut plus, sans hypocrisie vis-à-vis d’elle-même, conserver sa sécurité.

      Ils se détournèrent aussitôt l’un de l’autre. Mais cet «aussitôt» était encore trop tard. Et tel fut l’oubli des choses extérieures où cette révélation de leurs prunelles plongea les deux jeunes gens, qu’ils crurent sortir d’un songe quand ils entendirent M. Méricourt prononcer d’un ton placide:

      —Je ne suis pas du tout certain, moi, monsieur, que cette jument, telle qu’elle est mise, conviendrait à une dame, car vous me paraissez la monter avec beaucoup de jambe.

      Vincent dut faire un effort pour percevoir le sens net des mots, et il ouvrait enfin la bouche pour répondre, lorsque le général reprit:

      —Vous avez parfaitement raison d’ailleurs. S’il y a une chose détestable, c’est l’équitation sans jambe. Mais à notre époque et dans notre pays, où l’on ne trouve plus guère de gens ayant assez d’empire sur eux-mêmes pour en avoir sur leurs bêtes, on ne dresse plus les chevaux à comprendre la jambe. Que dis-je?... On ne les dresse même plus à la supporter. Oui, monsieur, le croiriez-vous? Un lieutenant, l’autre jour, à l’École de Guerre, a eu le toupet de me dire: «Mais, mon général, si je me servais de mes jambes, je ferais emballer ma jument. D’ailleurs, avec elle, je n’en ai pas besoin, elle a déjà trop d’impulsion sans cela.» Il croyait que les jambes servent seulement à augmenter l’impulsion!... Ah! l’animal!... Mais moi, monsieur, je donne toutes les indications à mon cheval avec les jambes!... Oui, toutes... depuis l’arrêt jusqu’au galop de charge, et jusqu’au changement de pied. Voyons, je vous le demande, comment conçoit-on que, sans jambe, on puisse équilibrer un cheval?

      Ce «je vous le demande» n’était heureusement qu’une figure de rhétorique dans la bouche du général, qui, une fois empoigné par son sujet favori, ne s’arrêtait plus, même pour laisser la place aux répliques de son interlocuteur. L’autorité qu’on ne lui discutait pas en pareille matière, et l’habitude de s’adresser à des officiers hiérarchiquement inférieurs que le respect retenait de l’interrompre, déterminaient chez lui cette tendance au monologue. M. de Villenoise eut à l’en bénir, ce matin-là. Car le jeune homme se sentait aussi incapable que possible de soutenir une conversation. Tandis qu’il pouvait à loisir, sous l’attention extérieure prêtée à ce bruit de paroles, bercer le plus délicieux des rêves.

      L’allée cavalière dans laquelle ils marchaient donnait exactement passage à leurs trois chevaux de front. Même quelques branches les frôlaient; et c’est pourquoi il avait pris à Mlle Méricourt la place en dehors, laissant ainsi la jeune fille entre son père et lui-même. Il se trouvait à gauche et parfois le pied de Gilberte effleurait sa botte. Ni lui ni elle ne tournaient la tête, mais tous deux tendaient leurs regards en avant, comme n’osant plus croiser leurs prunelles. Toutefois ils avaient si fortement la sensation de leur présence réciproque qu’ils ne pouvaient penser à autre chose. Et les délicates verdures d’avril, dans lesquelles leurs yeux s’enfonçaient, ne leur devenaient visibles que parce qu’elles prenaient aussitôt des significations correspondant à leurs sentiments intimes, à l’espèce de gêne oppressante et douce qui leur étreignait le cœur. Ils ne devaient plus revoir cette nuance de feuilles jeunes, cette perspective d’allée sous bois mollement sablée d’un épais sable roux et colorée de cette couleur de soleil, sans se rappeler cette promenade.

      Cependant ils débouchèrent dans l’avenue

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