Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 207
«Tout droit, mademoiselle, tout droit et ne regardez pas en arrière.
— Je n’ai pas peur,» répondit Sonia, dont les petits souliers résonnèrent sur la pierre de l’escalier, et avancèrent en craquant sur le tapis de neige, dans la direction de Nicolas, qu’elle venait d’apercevoir à deux pas devant elle. Elle courut à lui, mais ce n’était pas non plus son Nicolas de tous les jours! Qu’est-ce qui pouvait l’avoir transformé à ce point? Était-ce son costume de femme avec ses cheveux ébouriffes, ou ce sourire heureux, qui lui était si peu habituel, et qui dans ce moment rayonnait sur ses traits?
Mais Sonia est tout autre, toute différente de ce qu’elle est d’ordinaire, et cependant c’est bien la même! Se disait de son côté Nicolas, en regardant sa jolie petite figure éclairée par un rayon de lune. Ses deux bras se glissèrent sous la pelisse qui l’enveloppait, enlacèrent sa taille, l’attirèrent à lui, et il baisa ses lèvres, sur lesquelles il sentit encore l’odeur de bouchon brûlé de sa moustache d’emprunt.
«Sonia! Nicolas!» murmurèrent-ils tous deux, et les petites mains de Sonia étreignirent à leur tour le visage de Nicolas; puis, en entrelaçant leurs doigts, ils coururent jusqu’à la grange, et revinrent sur leurs pas, pour rentrer chacun par la porte qui les avait vus sortir.
XII
Natacha, qui avait tout observé, arrangea les choses de telle façon qu’au retour, elle, MmeSchoss et Dimmler se mirent dans le même traîneau, pendant que Nicolas, Sonia et les filles de service montaient dans un autre.
Nicolas ne songeait plus à faire courir ses chevaux: ses yeux se fixaient involontairement sur Sonia, et cherchaient à découvrir, sous cette moustache noire et ces sourcils arqués, sa Sonia d’autrefois, sa Sonia dont rien ne pourrait plus désormais le séparer! La lumière féerique et changeante de la lune, le souvenir du baiser sur ces lèvres adorées, l’aspect de la terre brillante qui fuyait sous les pas de leurs chevaux, ce ciel noir semé de clous de diamant, qui s’étendait au-dessus de leurs têtes, cet air de glace qui remplissait ses poumons d’une force inconnue, tout lui faisait croire qu’ils étaient rentrés dans le monde de la magie. «Sonia, n’as-tu pas froid?
— Non, et toi?» répondit-elle.
Nicolas arrêta sa troïka à moitié route, et, confiant les rênes à son cocher, courut vers le traîneau de Natacha:
«Écoute, lui dit-il tout bas et en français, je me suis décidé à tout dire à Sonia!
— Tu lui as tout dit? S’écria Natacha rayonnante de joie.
— Ah! Natacha, quelle étrange figure te fait cette moustache… Es-tu contente?
— Comment, contente?… mais j’en suis ravie… Je n’en disais rien, sais-tu? Mais je t’en voulais beaucoup!… c’est un cœur d’or que le sien. Moi, je suis souvent mauvaise, aussi me faisais-je scrupule à présent d’être heureuse toute seule. Va, va la rejoindre.
— Non, attends un moment? Dieu, que tu es drôle ainsi!» répéta-t-il en l’examinant curieusement et en découvrant aussi dans ses traits une expression inusitée, une tendresse émue qui le frappa:
«Natacha, n’y a-t-il pas de la magie là dedans, hein?
— Oui, tu as très bien fait, va.»
«Si j’avais vu Natacha telle que je la vois dans ce moment, se disait-il, je lui aurais demandé conseil, et je lui aurais obéi, quoi qu’elle m’eût ordonné… et tout aurait bien marché!…»
«Ainsi donc tu es contente?… Ai-je bien agi?
— Oui, mille fois oui! Je me suis fâchée avec maman l’autre jour à cause de toi. Maman soutenait que Sonia te courait après… et je ne permettrai à personne, non seulement de dire, mais de penser du mal d’elle, car c’est la bonté et la droiture mêmes!
— Eh bien, tant mieux!…» Et Nicolas, sautant à terre, regagna en quelques enjambées son traîneau, où le même petit Tcherkesse de tout à l’heure le reçut en souriant de dessous son capuchon de zibeline… et ce Tcherkesse était Sonia, et Sonia, sans aucun doute, allait devenir sa femme chérie!
Les jeunes filles passèrent, en rentrant, chez la comtesse pour lui rendre compte de leur excursion, et se retirèrent ensuite dans leur chambre. Tout en conservant leurs moustaches, elles se déshabillèrent et bavardèrent longtemps: elles ne tarissaient pas sur leur mutuel bonheur, sur leur avenir, sur l’amitié qui lierait leurs maris:
«Mais quand cela arrivera-t-il? J’ai si grand’peur qu’il n’en soit rien, dit Natacha, en s’approchant de sa table où étaient posés deux miroirs.
— Eh bien, assieds-toi, Natacha, et regarde dans la glace, tu le verras peut-être.» Natacha s’assit après avoir allumé deux bougies qu’elle plaça de chaque côté. «Je vois bien une paire de moustaches, dit-elle en riant.
— Il ne faut pas rire, mademoiselle,» répliqua Douniacha. Natacha se remit enfin à fixer, sans broncher, ses yeux sur la glace; elle prit un air recueilli, se tut et resta longtemps à attendre et à se demander ce qu’elle allait voir. Serait-ce un cercueil ou serait-ce le prince André, qui lui apparaîtrait tout à coup sur cette plaque miroitante et confuse; car ses yeux fatigués ne distinguaient plus qu’avec peine la lumière vacillante des bougies? Mais, malgré toute sa bonne volonté, elle ne voyait rien: aucune tache ne dessinait soit l’image d’un cercueil, soit celle d’une forme humaine. Elle se leva.
«Pourquoi les autres voient-ils, et moi rien, jamais rien! Mets-toi à ma place, Sonia; il le faut pour toi et pour moi aussi… car j’ai si grand’peur, si tu savais!»
Sonia s’assit et fixa à son tour ses yeux sur la glace.
«Sofia Alexandrovna verra bien certainement, dit Douniacha tout bas, mais vous, vous riez toujours!»
Sonia entendit cette réflexion et la réponse murmurée par Natacha:
«Oui, elle verra, c’est sûr! L’année dernière, elle a vu.» Trois minutes s’écoulèrent au milieu du plus profond silence.
«Elle verra, c’est sûr,» répéta Natacha en tremblant.
Sonia fit un mouvement en arrière, se couvrit la figure d’une main, et s’écria:
«Natacha!
— Tu as vu? Qu’as-tu vu?» Et Natacha se précipita pour soutenir la glace.
Sonia n’avait rien vu, ses yeux commençaient à se troubler et elle allait se lever, lorsque le «c’est sûr» de Natacha l’arrêta; elle ne voulait point tromper leur attente, mais rien n’est fatigant comme de rester