Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Pierre n’avait plus d’accès de désespoir ni de dégoût de la vie, mais le mal dont il souffrait, et qu’il refoulait vainement à l’intérieur, le travaillait toujours: «Quel est le but de l’existence? Pourquoi vit-on? Que fait-on en ce monde?» se demandait-il avec stupeur mille fois par jour. Mais, sachant par expérience que ses questions resteraient sans réponse, il s’en détournait au plus vite en prenant un livre, ou il courait au club, ou chez un de ses amis, pour y récolter les petites nouvelles du jour.
«Ma femme, se disait-il, qui n’a jamais aimé autre chose que son beau corps, et qui est une des plus sottes créatures que je connaisse, passe pour avoir de l’esprit comme personne, et tous se prosternent devant elle. Bonaparte, bafoué alors qu’il était un grand homme, est pressé par l’empereur François, maintenant qu’il n’est plus qu’un misérable comédien, de vouloir bien accepter la main de sa fille. Les Espagnols remercient la Providence, par l’entremise du clergé catholique, de la victoire remportée le 14 juin sur les Français; les Français, de leur côté, la remercient, toujours par l’entremise de ce même clergé, de la victoire remportée par eux, à la même date, sur les Espagnols. Mes frères les francs-maçons prêtent serment de tout sacrifier pour le prochain et refusent un rouble à la quête. «Astrée» intrigue contre «les chercheurs de la manne céleste», et l’on se met en quatre pour obtenir la charte de la loge d’Écosse, dont personne n’a besoin et dont personne ne comprend le sens, pas même celui qui l’a écrite. Nous nous disons tous disciples de l’Évangile, nous proclamons l’oubli des injures, l’amour du prochain, et, comme preuve à l’appui, nous élevons quarante fois quarante églises à Moscou, tandis qu’hier on a fouetté un déserteur, et le représentant de la loi divine d’amour et de pardon donne à baiser la croix au condamné avant le supplice!» Ainsi songeait Pierre, et cette hypocrisie perpétuelle, cette hypocrisie professée et acceptée par tous, l’indignait chaque fois comme un fait nouveau: «Je la sens, je la vois, se disait-il encore, mais comment leur en expliquer la puissance? Je l’ai essayé en vain: je me suis convaincu qu’ils s’en rendaient compte comme moi, mais qu’ils s’aveuglent volontairement. Donc cela doit être ainsi! Mais, moi, que dois-je faire? Que vais-je devenir?» Comme beaucoup de gens, comme beaucoup de ses compatriotes surtout, il avait le triste privilège de croire au bien, et en même temps de voir si distinctement le mal, qu’il ne lui restait plus la force nécessaire pour prendre une part active dans la lutte. Ce mensonge continuel, qu’il retrouvait dans tout travail à entreprendre, paralysait son activité, et cependant il fallait vivre et s’occuper quand même. Se sentir obsédé par ces questions vitales, sans parvenir à les résoudre, cela lui était si pénible, qu’il se plongeait, pour les oublier, dans toutes les distractions imaginables.
Il dévorait des livres par douzaines, et lisait tout, ce qui lui tombait sous la main, même lorsque son valet de chambre l’aidait le soir à se déshabiller; il allait ainsi de la veille au sommeil, pour se livrer de nouveau le lendemain aux oiseux bavardages des salons et des clubs, et passer son temps entre les femmes et le vin. La boisson devenait de plus en plus pour lui un besoin physique aussi bien que moral, et il s’y adonnait avec passion, en dépit des avertissements des médecins, qui, vu sa corpulence, y trouvaient un danger sérieux pour sa santé. Il ne se sentait heureux et véritablement à son aise que lorsqu’il avait avalé plusieurs verres de spiritueux: la douce chaleur, la tendre bienveillance pour son prochain, qu’il éprouvait alors, le rendait capable de s’assimiler toute pensée sans toutefois l’approfondir. Alors seulement le nœud gordien si compliqué de la vie perdait à ses yeux de son effrayant mystère, et lui paraissait même facile à dénouer; alors seulement il se disait: «Je le déferai, je l’expliquerai… tout à l’heure j’y penserai!» Mais ce «tout à l’heure» ne venait jamais, et il n’y repensait que pour voir de nouveau ces énigmes se dresser devant lui, plus terribles et plus insolubles que jamais, et il se hâtait de reprendre ses lectures pour chasser les pensées pénibles.
Pierre se souvenait parfois d’avoir entendu raconter que les soldats exposés au feu de l’ennemi dans les retranchements s’ingéniaient à se créer une occupation quelconque afin d’oublier le danger. Il se disait que chacun faisait de même, que chacun, ayant peur de la vie, tâchait, comme ces soldats, de l’oublier, les uns avec l’ambition, la politique, le service de l’État, les autres avec les femmes, le jeu, le vin, les chevaux et la chasse: «Donc, concluait-il, rien n’est puéril, et rien n’est important!… tout revient au même, tâchons seulement de nous soustraire à l’implacable réalité, et de ne jamais nous rencontrer face à face avec elle!»
II
Le prince Nicolas Andréïévitch Bolkonsky était venu s’installer à Moscou au commencement de l’hiver; son passé, son esprit et son originalité peu commune, ses opinions antifrançaises et archipatriotiques, à l’unisson d’ailleurs avec celles de Moscou, peut-être aussi un refroidissement sensible de l’enthousiasme qu’avaient fait naître les débuts de l’Empereur Alexandre, contribuèrent à le rendre l’objet d’un respect tout particulier, et le centre de l’opposition moscovite.
Le prince avait beaucoup vieilli: son grand âge s’accusait souvent par des assoupissements soudains, par l’oubli des événements récents, la vivacité des souvenirs d’un temps déjà bien éloigné, et par la vanité toute juvénile qui lui faisait accepter le rôle de chef de parti. Cependant, lorsqu’il se montrait le soir, à l’heure du thé, en redingote doublée de fourrure, les cheveux poudrés, et qu’il se laissait aller à conter, par saccades comme toujours, des anecdotes de sa jeunesse, ou à juger d’une façon incisive et mordante les événements et les gens du moment, il inspirait à tous ceux qui l’écoutaient un égal sentiment de respect. Son vaste hôtel, encombré d’un mobilier qui datait de la moitié du XVIIIème siècle, les laquais toujours en grande tenue, lui-même le représentant brusque, hautain, mais intelligent, d’une époque disparue, sa fille douce et timide et la jolie Française, toutes deux le craignant et le vénérant à la fois: tout cet ensemble formait un tableau imposant, d’un coloris étrange et saisissant pour les visiteurs. Ils oubliaient alors que la journée ne se composait pas seulement des deux heures intéressantes qu’ils passaient dans la société du maître de la maison, mais de bien d’autres encore, pendant lesquelles la vie intime des habitants de cette demeure continuait à marcher lourdement et retombait de tout son poids sur la pauvre princesse Marie. Privée de ses plaisirs les plus chers, de la causerie avec «les âmes du bon Dieu» et de la solitude, le grand calmant à toutes ses peines, ne frayant avec personne, elle ne retirait aucun avantage de cette nouvelle résidence. On avait même cessé de l’inviter, sachant que son père ne permettait pas qu’elle sortît sans lui, et que, pour cause de santé, il se refusait constamment à l’accompagner. Tout espoir de mariage s’était évanoui, car le mauvais vouloir et l’irritation avec lesquels il conduisait tous ceux qui pouvaient devenir des partis pour sa fille, n’étaient que trop visibles. D’amies, elle n’en avait point: depuis son arrivée à Moscou, elle était même bien revenue sur le compte de deux personnes qui avaient eu toute son affection: l’une, MlleBourrienne, que, pour certaines raisons, elle croyait maintenant devoir tenir à l’écart; l’autre, Julie Karaguine, avec laquelle elle avait correspondu pendant cinq longues années, pour en arriver à découvrir, dès