Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 212
Les six personnes invitées à dîner arrivèrent à la fois vers les deux heures. C’étaient: le comte Rostoptchine, le prince Lapoukhine et son neveu, le général Tchatrow, vieux militaire et camarade d’armes du prince Bolkonsky, Pierre, et Boris Droubetzkoï. Tous l’attendaient au salon.
Boris, qui était venu à Moscou en congé, avait demandé à lui être présenté, et avait si bien su conquérir ses bonnes grâces, que le vieux prince fit une exception en sa faveur et le reçut chez lui, malgré sa qualité de jeune homme à marier.
La maison Bolkonsky n’était pas classée dans ce que l’on était convenu à Moscou d’appeler «le monde», mais le seul fait d’être admis dans ce cercle exclusif et intime était considéré comme une distinction des plus flatteuses; Boris avait saisi cette nuance, lorsque quelques jours auparavant le comte Rostoptchine, invité à dîner, devant lui, par le général gouverneur, pour le jour de la Saint-Nicolas, lui avait répondu par un refus, en ajoutant: «Il me faudra, vous savez, aller saluer les reliques du prince Nicolas Andréïévitch.
— Ah oui, c’est vrai!… Et comment se porte-t-il?» avait répliqué le général gouverneur.
Le petit groupe réuni en attendant l’heure du dîner, dans l’antique et vaste salon démodé, faisait l’effet d’un conseil de juges délibérant sur une grave question, car tantôt ils se taisaient, et tantôt ils se parlaient à voix basse. Le prince Bolkonsky parut enfin, taciturne et sombre; sa fille, plus intimidée et plus embarrassée que jamais, répondait du bout des lèvres aux hôtes de son père, et ils pouvaient voir facilement qu’elle ne prêtait aucune attention à ce qui se disait autour d’elle. Le comte Rostoptchine seul tenait le dé la conversation et racontait tour à tour les nouvelles de la ville et les nouvelles politiques. Lapoukhine et le vieux Tchatrow parlaient peu. Le prince Nicolas Andréïévitch écoutait en juge suprême, et de temps en temps, par son silence, par une inclination de tête, ou par un mot, donnait à entendre qu’il prenait acte de ce qu’on soumettait à son appréciation. Il s’agissait de politique, et au ton général de la conversation il était aisé de s’apercevoir qu’on blâmait unanimement notre conduite de ce côté-là et qu’on n’hésitait pas à trouver que tout marchait de travers, et de mal en pis. La seule limite devant laquelle le causeur s’arrêtait ou était arrêté dans ses jugements, c’était lorsque, pour les motiver, il aurait dû s’en prendre directement à la personne de l’Empereur.
On parla de l’occupation par Napoléon du grand-duché d’Oldenbourg, de la dernière note russe, fort hostile au conquérant, envoyée à toutes les puissances de l’Europe:
«Bonaparte se comporte avec l’Europe comme un corsaire avec un vaisseau capturé, dit le comte Rostoptchine, en citant une phrase qu’il répétait volontiers depuis quelques jours. La longanimité ou l’aveuglement des Souverains est incompréhensible! C’est le tour du Pape, à présent; Bonaparte travaille sans se gêner à renverser la religion catholique, et pas une voix ne s’élève! Notre Empereur est le seul qui ait protesté contre l’occupation du grand-duché d’Oldenbourg, et encore…» Le comte s’arrêta court; il était arrivé à la limite extrême au delà de laquelle personne n’osait s’engager.
«Il lui a proposé un autre territoire en échange du grand-duché, ajouta le vieux prince Bolkonsky. Déposséder des grands-ducs, c’est pour lui chose aussi simple que pour moi de transporter des paysans de Lissy-Gory à Bogoutcharovo!
— Le duc d’Oldenbourg supporte son malheur avec une force de caractère et une résignation admirable, dit Boris en prenant part à la conversation d’un air respectueux. Il avait été présenté au grand-duc à Pétersbourg, et il lui plaisait de laisser entendre qu’il le connaissait. Le prince lui jeta un coup d’œil, et fut sur le point de lui lancer une épigramme, mais il n’en fit rien. Le trouvant sans doute trop jeune, il ne daigna pas s’occuper de lui.
— J’ai lu notre protestation à ce sujet et je suis étonné que la rédaction en soit si mauvaise,» dit le comte Rostoptchine, avec la nonchalance assurée d’un homme parfaitement au courant de la question.
Pierre le regarda avec une stupéfaction naïve:
«Qu’importe le style, comte, si les paroles sont énergiques!
— Mon cher, avec nos cinq cent mille hommes de troupes il serait facile d’avoir un beau style, lui répondit Rostoptchine, et Pierre comprit le sens et la portée de sa critique.
— Chacun aujourd’hui noircit du papier, dit le maître de la maison, ils ne font que cela à Pétersbourg. Mon «Andrioucha» a composé tout un volume pour le bien de la Russie… Ils ne savent que griffonner.»
La conversation languissait, mais le vieux général Tchatrow, après avoir fait force «hem! Hem!», lui donna une nouvelle impulsion:
«Connaissez-vous l’incident qui s’est passé à la revue l’autre jour à Pétersbourg, et la conduite du nouvel ambassadeur de France?
— Il me semble avoir entendu blâmer sa réponse à Sa Majesté.
— Jugez-en plutôt… L’Empereur daigna attirer son attention sur la division des grenadiers et sur la beauté du défilé; l’ambassadeur y resta complètement indifférent, et l’on dit même qu’il se permit de faire observer que chez eux, en France, on ne s’occupait point de ces vétilles. Sa Majesté ne lui répondit rien, mais, à la revue suivante, elle feignit d’ignorer sa présence.»
Tous se turent: ce fait touchait l’Empereur: aucune critique n’était donc possible!
«Insolents! Dit le vieux prince. Vous connaissez Métivier? Eh bien, je l’ai chassé de chez moi ce matin. On l’avait laissé pénétrer, malgré ma défense, car je ne voulais voir personne…» Et, jetant un regard de colère à sa fille, il leur conta son entretien avec le docteur, qui, d’après lui, n’était qu’un espion, et détailla les raisons qu’il avait de le croire, raisons très peu convaincantes, à vrai dire, mais que personne ne se risqua à réfuter.
Quand on servit le champagne en même temps que le rôti, les convives se levèrent pour féliciter l’amphitryon, et sa fille s’approcha également de lui.
Il la toisa d’un air dur, méchant, en lui tendant sa joue ridée, rasée de frais; on voyait, à son air, qu’il n’avait point oublié la scène du matin, que sa décision restait inébranlable, et que seule la présence des invités l’empêchait de la lui signifier une seconde fois! Se déridant enfin un peu, lorsque le café fut servi au salon, il exposa, avec une vivacité toute juvénile, son opinion sur la guerre qui allait s’engager:
«Nos guerres avec Napoléon, dit-il, seront toujours malheureuses tant que nous rechercherons l’alliance de l’Allemagne, et que, par une conséquence déplorable du traité de paix de Tilsitt, nous nous mêlerons des affaires de l’Europe. Il ne fallait prendre parti ni pour ni contre l’Autriche, et c’est vers l’Orient que nous devons exclusivement nous porter. Quant à Bonaparte, une conduite ferme et des frontières bien gardées seront suffisantes pour l’empêcher de mettre le pied en Russie, comme il l’a fait en 1807.
— Mais comment nous décider à faire la guerre à la France, prince? Demanda Rostoptchine. Comment nous lèverions-nous contre nos maîtres, contre nos dieux? Voyez notre jeunesse, voyez nos dames! Les Français sont leurs idoles, Paris est leur paradis!» Il éleva la voix, pour être bien entendu de tous: «Tout est français, les modes, les pensées, les sentiments! Vous venez