Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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compromettre, ou de s’engager par trop avec elle. Celui qui l’aurait évitée avec soin dix ans plus tôt, y allait hardiment aujourd’hui, et la traitait, non plus comme une demoiselle à marier, mais comme une bonne connaissance, dont le sexe lui était indifférent.

      Le salon Karaguine était cette année le plus brillant et le plus hospitalier de la saison. En dehors des dîners et des soirées à invitations spéciales, on y trouvait tous les jours une nombreuse réunion, composée d’hommes surtout, avec un excellent souper à minuit, et l’on ne se séparait guère avant les trois heures du matin. Julie ne laissait passer ni un bal, ni une représentation, ni un pique-nique, sans y prendre part, et ses toilettes sortaient de chez la meilleure faiseuse; elle se donnait cependant le genre d’être blasée, de ne plus croire ni à l’amitié, ni à l’amour, ni à aucune joie en ce monde, et de n’aspirer qu’au repos «là-bas, là-bas». On aurait dit qu’elle avait eu une violente et cruelle déception en amour, ou qu’elle avait perdu un être adoré; rien de pareil ne s’était pourtant produit dans son existence. Mais, ayant fini par se persuader à elle-même que sa vie avait été éprouvée par de grandes douleurs, elle en avait peu à peu convaincu les autres. Tout en s’amusant et en amusant la jeunesse qui l’entourait, elle s’adonnait à une constante et douce mélancolie; aussi, après avoir tout d’abord fait chorus avec elle, chacun se livrait-il avec entrain à la causerie, à la danse, aux jeux d’esprit, aux bouts-rimés, qui étaient surtout fort en vogue chez les Karaguine.

      Seuls quelques jeunes gens, Boris entre autres, prenaient une part plus intime à la tristesse de Julie, et devisaient longuement avec elle de la vanité de ce monde, en regardant ses albums pleins d’images, de pensées et de poésies sur des sujets graves et solennels.

      Elle témoignait une faveur marquée à Boris, compatissait à son désillusionnement précoce, et lui offrait les consolations de sa précieuse amitié, car elle aussi avait tant souffert dans sa vie! Son album n’avait pas de mystères pour lui, et Boris y dessina, sur un feuillet, deux arbres avec l’inscription suivante: «Arbres rustiques, vos sombres rameaux secouent sur moi les ténèbres et la mélancolie;» sur un autre, un cercueil, au-dessous duquel il écrivit ces vers:

      «La mort est secourable et la mort est tranquille…

      «Ah! Contre les douleurs il n’est pas d’autre asile.»

      Julie, enchantée, trouva les vers délicieux, et lui répondit par une phrase de roman qu’elle se rappela pour la circonstance:

      «Il y a quelque chose de si ravissant dans le sourire de la mélancolie! C’est un rayon de lumière dans l’ombre, une nuance entre la douleur et le désespoir, qui laisse entrevoir l’aurore de la consolation.»

      Boris, reconnaissant de ce touchant à-propos, lui répliqua aussitôt par cette stance:

      «Aliment préféré d’une âme trop sensible,

      Toi, sans qui le bonheur me serait impossible,

      Tendre mélancolie, ah! Viens me consoler,

      Viens calmer les tourments de ma sombre retraite,

      Et mêle une douceur secrète

      À ces pleurs que je sens couler.»

      Julie jouait souvent de la harpe, et choisissait tout exprès, pour son ami, les nocturnes les plus plaintifs; celui-ci, à son tour, lui lisait l’histoire de la «pauvre Lise», et l’émotion le forçait souvent à s’arrêter au milieu de sa lecture. Lorsqu’ils se rencontraient dans le monde, leurs regards se disaient qu’ils étaient les seuls à se comprendre, et à s’apprécier à leur juste valeur.

      Anna Mikhaïlovna multipliait ses visites; se constituant la partenaire assidue de MmeKaraguine, elle trouvait de première main auprès d’elle tous les renseignements désirables sur la dot de Julie. Elle sut bientôt que cette dot se composait de deux biens dans le gouvernement de Penza, et de superbes forêts dans celui de Nijni-Novgorod. Toujours humble et résiliée aux décrets de la Providence, elle découvrait même, dans la douleur éthérée qui unissait l’âme de son fils à l’âme de la riche héritière, le témoignage certain de la volonté du Très-Haut.

      «Boris m’assure que son cœur ne trouve de repos qu’ici, chez vous… Il a perdu tant d’illusions dans sa vie, et il est si sensible! Disait-elle à la mère. – Toujours charmante et mélancolique, cette chère Julie, disait-elle à la fille. – Ah, mon ami, comme je me suis attachée à Julie, disait-elle à son fils; je ne puis t’exprimer à quel point je l’aime, et comment ne pas l’adorer, c’est un être céleste! Sa mère aussi me fait tant de peine: je l’ai trouvée l’autre jour toute préoccupée des comptes-rendus de ses terres et des lettres reçues de Penza; elles ont une très belle fortune, mais comme elle la régit toute seule, on la pille, on la vole… à ne pas s’en faire une idée!»

      Boris souriait imperceptiblement en écoutant ces doléances cousues de fil blanc, mais ne s’en intéressait pas moins aux détails de la gestion de MmeKaraguine.

      Julie attendait de pied ferme la demande de son ténébreux adorateur, bien décidée à l’accueillir favorablement; mais son manque complet de naturel, son envie par trop visible de se marier, et l’obligation inévitable de renoncer à un sentiment peut-être plus sincère, causaient à Boris une répulsion secrète qui l’empêchait de faire un pas de plus en avant. Cependant son congé tirait à sa fin. Chaque soir, en revenant de chez les Karaguine, il remettait sa déclaration au lendemain; mais le lendemain, après avoir contemplé la figure couperosée de Julie, la rougeur de son menton, dissimulée sous une couche de poudre, ses yeux langoureux, sa physionomie affectée, prête à échanger son masque de mélancolie contre l’expression exaltée de bonheur que sa proposition lui aurait inévitablement donnée, il sentait son ardeur se glacer; c’était au point que l’attrait des belles propriétés et de leurs revenus, dont il se considérait déjà comme l’heureux propriétaire, ne parvenait pas à la raviver. Julie remarquait son indécision, et parfois elle craignait de lui avoir inspiré une antipathie insurmontable, mais son amour-propre féminin chassait bientôt cette pensée de sa cervelle, et elle attribuait sa timidité à l’amour qu’elle lui inspirait. Sa mélancolie tournait cependant à l’irritation, et elle se décida à prendre des mesures énergiques, dont l’arrivée inopinée d’Anatole Kouraguine lui facilita bientôt l’exécution. Sa langueur disparut comme par enchantement, elle devint d’une gaieté charmante, et témoigna à ce dernier une bienveillance des plus marquées.

      «Mon cher, dit Anna Mikhaïlovna à son fils, je sais de bonne source que le prince Basile envoie son fils à Moscou pour lui faire épouser Julie… Tu ne saurais croire combien ce projet me fait de peine, je l’aime tant!… qu’en penses-tu?»

      L’idée d’en être pour ses frais, de perdre le fruit de tout un mois de pénible vasselage, et de voir passer dans les mains d’un imbécile comme Anatole les revenus qu’il aurait su si bien employer, exaspérait Boris. Aussi résolut-il fermement d’aller sans plus tarder demander la main de Julie! Elle le reçut d’un air dégagé et souriant, lui raconta combien elle s’était amusée la veille, et le questionna sur son prochain départ. Malgré son intention de lui déclarer ses sentiments et d’être du dernier tendre, Boris ne put s’empêcher de se récrier, et d’accuser les femmes d’inconstance, de frivolité, et de changement d’humeur, suivant les personnes dont il leur plaisait d’agréer les hommages. Julie, offensée, lui répliqua qu’il avait parfaitement raison, et que rien n’était plus ennuyeux que la monotonie. Boris allait lui répondre par un mot piquant, lorsque l’humiliante perspective de quitter Moscou sans avoir atteint son but, ce qui ne lui était jusqu’à présent jamais arrivé,

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