Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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de chaque jeudi, en pensant que, non seulement elle n’avait plus à qui écrire, mais encore que les visites hebdomadaires de sa chère correspondante d’autrefois lui étaient devenues complètement indifférentes. Elle se comparait involontairement à ce vieil émigré qui refusait de se marier avec l’objet de sa tendresse, en disant: «Si je l’épousais, où donc passerais-je mes soirées?» Tout comme lui, elle regrettait que la présence de Julie eût mis fin à leurs épanchements, et elle n’avait plus personne à qui confier les chagrins qui l’accablaient davantage tous les jours. Le prince André allait revenir; l’époque fixée pour son mariage approchait, mais son père n’y était guère mieux disposé; tout au contraire, ce sujet l’irritait au point que le nom seul des Rostow le mettait hors des gonds, et que son humeur, déjà si difficile, devenait presque insupportable. Les leçons que la princesse Marie donnait à son neveu de six ans n’étaient qu’un souci de plus, car, à sa grande consternation, elle avait découvert en elle-même une irritabilité analogue à celle de son père. Que de fois ne s’était-elle pas reproché ses emportements? Et pourtant, chaque fois, son ardent désir de faciliter à l’enfant ses premiers pas dans l’étude de l’A B C français, de l’initier à tout ce qu’elle savait elle-même, se trouvait paralysé par la certitude que l’enfant, effrayé de sa colère, répondrait tout de travers. Alors, s’embrouillant dans ses explications, elle s’impatientait, élevait la voix, s’emportait, et, le tirant par la main, elle le mettait dans «le coin». La punition infligée, elle fondait en larmes, s’accusait de méchanceté, et le petit garçon, pleurant à son tour, quittait «le coin» sans sa permission, et, prenant ses mains couvertes de larmes, il la consolait et l’embrassait. Le plus difficile à supporter était le caractère de son père, qui devenait chaque jour de plus en plus dur envers elle. S’il l’avait obligée à passer ses nuits en prière, s’il l’avait battue, s’il l’avait forcée à porter le bois et l’eau, elle se serait soumise à ses ordres sans murmurer; mais ce terrible tyran, qui l’aimait, n’en était que plus cruel, à cause même de son affection. Non seulement il excellait à la blesser et à l’humilier à tout propos, mais encore à lui démontrer avec bonheur qu’elle avait tort en tout et toujours. Les attentions dont il entourait MlleBourrienne étaient devenues plus marquées depuis quelques mois, et l’idée baroque qu’il avait eue, pour irriter sa fille, de parler de son mariage avec cette étrangère, lorsque son fils lui avait demandé son consentement, commençait à avoir pour lui un certain attrait; mais la princesse Marie persistait à n’y voir qu’une nouvelle invention de sa part pour la chagriner.

      Un jour, en sa présence, le vieux prince baisa la main de MlleBourrienne, et, l’attirant à lui, l’embrassa. La princesse rougit, et quitta la chambre, persuadée que son père avait fait cela exprès devant elle pour lui être encore plus désagréable. Quelques instants plus tard, lorsque MlleBourrienne la rejoignit, toute souriante, elle essuya vivement ses larmes, se leva, s’approcha d’elle, et, ne pouvant plus se contenir, elle l’accabla des plus violents reproches: «C’est laid, c’est vil, c’est inhumain, de profiter ainsi de la faiblesse!… Allez, sortez d’ici!» s’écria-t-elle d’une voix étranglée par la colère et par les sanglots.

      Le lendemain, son père ne lui dit pas un mot, mais elle remarqua, à dîner, que MlleBourrienne était servie la première; lorsque le vieux sommelier, oubliant pour son malheur ce nouveau caprice de son maître, présenta le café à la princesse Marie avant de l’offrir à MlleBourrienne, le prince eut un accès de rage. Jetant sa canne à la figure du coupable, il déclara à Philippe qu’il allait être fait soldat sur l’heure: «Tu l’as oublié, oublié, quand je te l’avais dit! Elle est la première dans ma maison, entends-tu bien… elle est ma meilleure amie, criait-il avec fureur… Et si tu te permets, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille, toi aussi, de l’oublier devant elle, comme tu l’as fait hier soir, je te ferai voir qui est le maître ici… Va-t’en, que je ne te voie plus, ou demande-lui pardon!» Et la princesse Marie fit des excuses à MlleAmélie et n’obtint qu’à grand’peine la grâce du malheureux sommelier. À la suite de ces scènes déplorables, il s’élevait dans le cœur de la pauvre fille une lutte terrible entre l’orgueil froissé de victime et le remords intime de la chrétienne. Ce père qu’elle osait accuser, n’était-il pas faible et débile? Cherchant à tâtons ses lunettes, perdant la mémoire, marchant d’un pas mal assuré, inquiet de laisser surprendre sa faiblesse, ne le voyait-elle pas s’assoupir à table, sa vieille tête branlant au-dessus de son assiette, lorsqu’il n’y avait personne pour le tenir en haleine?… «Ce n’est donc pas à moi de le juger!» se disait-elle alors, en se reprochant, dans son humilité, son premier mouvement de révolte.

      III

      Il y avait à Moscou, à cette époque, un médecin français, très bel homme, de haute taille, aimable comme ses compatriotes savent l’être au besoin, et qui s’était fait en peu de temps une grande réputation dans les cercles les plus aristocratiques de la ville, où on le traitait même en égal et en ami.

      Le vieux prince, très sceptique en fait de médecine, l’avait toutefois consulté, d’après le conseil que lui en avait donné MlleBourrienne, et il s’habitua si bien à Métivier, qu’il finit par le recevoir régulièrement deux fois par semaine.

      Le jour de la Saint-Nicolas, tout Moscou se porta à son hôtel pour lui présenter ses félicitations, mais personne ne fut reçu, à l’exception de quelques intimes, invités à dîner et inscrits sur une liste qu’il avait remise à la princesse Marie.

      Métivier crut bien faire, en sa qualité de docteur, de forcer la consigne et d’entrer chez son malade, dont l’humeur ce matin-là était véritablement massacrante. Se traînant de chambre en chambre, s’accrochant au moindre mot, il faisait semblant de ne rien comprendre de ce qu’on lui disait, comme pour se ménager une occasion de se fâcher. La princesse Marie ne connaissait que trop par expérience cette irritation sourde, toujours prête à faire explosion dans un accès de fureur, et aussi inévitable que le coup de feu d’une arme chargée; toute la matinée se passa dans l’angoisse de ces pressentiments, mais il n’y eut point d’éclat jusqu’à la visite du médecin. Après l’avoir laissé pénétrer chez son père, elle s’assit, un livre à la main, dans le salon, d’où elle pouvait aisément écouter, ou tout au moins deviner, ce qui se passait dans le cabinet.

      La voix de Métivier se fit d’abord entendre, puis celle du vieux prince, puis les deux voix s’élevèrent à la fois, et la porte, ouverte avec violence, laissa voir sur le seuil le docteur terrifié, et le vieillard, en robe de chambre, le visage bouleversé par la colère:

      «Tu ne le comprends pas, criait-il, et, moi, je le comprends, espion français, esclave de Bonaparte!… hors d’ici! Hors de ma maison!…» Et il referma la porte avec fureur.

      Métivier haussa les épaules, s’approcha de MlleBourrienne, qui, à ce bruit, était accourue de l’autre pièce, et lui dit: «Le prince n’est pas tout à fait dans son assiette, la bile le travaille, tranquillisez-vous, je repasserai demain.» Puis il sortit du salon, en enjoignant le plus grand silence, pendant qu’à travers la porte on entendait le bruit des pantoufles qui traînaient sur le parquet, et les exclamations réitérées de: «Traîtres! Espions! Traîtres partout! Pas un instant de repos!»

      Quelques minutes plus tard, la princesse fut appelée chez son père pour y recevoir l’explosion à bout portant. N’était-ce pas sa faute, à elle, lui dit-il, et à elle seule, si l’on avait laissé entrer cet espion?… Et la liste qu’il lui avait remise, qu’en avait-elle fait?… Par sa faute, à elle, il ne pouvait ni vivre ni mourir tranquille!… «Il faut donc nous séparer, nous séparer, sachez-le, sachez-le! Je n’en puis plus!» Il sortit un moment de sa chambre, mais, craignant sans doute qu’elle ne prît point cette résolution au sérieux, il revint sur ses pas, en s’efforçant de paraître calme: «Ne pensez pas, ajouta-t-il,

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