Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 211
Un jour, en sa présence, le vieux prince baisa la main de MlleBourrienne, et, l’attirant à lui, l’embrassa. La princesse rougit, et quitta la chambre, persuadée que son père avait fait cela exprès devant elle pour lui être encore plus désagréable. Quelques instants plus tard, lorsque MlleBourrienne la rejoignit, toute souriante, elle essuya vivement ses larmes, se leva, s’approcha d’elle, et, ne pouvant plus se contenir, elle l’accabla des plus violents reproches: «C’est laid, c’est vil, c’est inhumain, de profiter ainsi de la faiblesse!… Allez, sortez d’ici!» s’écria-t-elle d’une voix étranglée par la colère et par les sanglots.
Le lendemain, son père ne lui dit pas un mot, mais elle remarqua, à dîner, que MlleBourrienne était servie la première; lorsque le vieux sommelier, oubliant pour son malheur ce nouveau caprice de son maître, présenta le café à la princesse Marie avant de l’offrir à MlleBourrienne, le prince eut un accès de rage. Jetant sa canne à la figure du coupable, il déclara à Philippe qu’il allait être fait soldat sur l’heure: «Tu l’as oublié, oublié, quand je te l’avais dit! Elle est la première dans ma maison, entends-tu bien… elle est ma meilleure amie, criait-il avec fureur… Et si tu te permets, ajouta-t-il en se tournant vers sa fille, toi aussi, de l’oublier devant elle, comme tu l’as fait hier soir, je te ferai voir qui est le maître ici… Va-t’en, que je ne te voie plus, ou demande-lui pardon!» Et la princesse Marie fit des excuses à MlleAmélie et n’obtint qu’à grand’peine la grâce du malheureux sommelier. À la suite de ces scènes déplorables, il s’élevait dans le cœur de la pauvre fille une lutte terrible entre l’orgueil froissé de victime et le remords intime de la chrétienne. Ce père qu’elle osait accuser, n’était-il pas faible et débile? Cherchant à tâtons ses lunettes, perdant la mémoire, marchant d’un pas mal assuré, inquiet de laisser surprendre sa faiblesse, ne le voyait-elle pas s’assoupir à table, sa vieille tête branlant au-dessus de son assiette, lorsqu’il n’y avait personne pour le tenir en haleine?… «Ce n’est donc pas à moi de le juger!» se disait-elle alors, en se reprochant, dans son humilité, son premier mouvement de révolte.
III
Il y avait à Moscou, à cette époque, un médecin français, très bel homme, de haute taille, aimable comme ses compatriotes savent l’être au besoin, et qui s’était fait en peu de temps une grande réputation dans les cercles les plus aristocratiques de la ville, où on le traitait même en égal et en ami.
Le vieux prince, très sceptique en fait de médecine, l’avait toutefois consulté, d’après le conseil que lui en avait donné MlleBourrienne, et il s’habitua si bien à Métivier, qu’il finit par le recevoir régulièrement deux fois par semaine.
Le jour de la Saint-Nicolas, tout Moscou se porta à son hôtel pour lui présenter ses félicitations, mais personne ne fut reçu, à l’exception de quelques intimes, invités à dîner et inscrits sur une liste qu’il avait remise à la princesse Marie.
Métivier crut bien faire, en sa qualité de docteur, de forcer la consigne et d’entrer chez son malade, dont l’humeur ce matin-là était véritablement massacrante. Se traînant de chambre en chambre, s’accrochant au moindre mot, il faisait semblant de ne rien comprendre de ce qu’on lui disait, comme pour se ménager une occasion de se fâcher. La princesse Marie ne connaissait que trop par expérience cette irritation sourde, toujours prête à faire explosion dans un accès de fureur, et aussi inévitable que le coup de feu d’une arme chargée; toute la matinée se passa dans l’angoisse de ces pressentiments, mais il n’y eut point d’éclat jusqu’à la visite du médecin. Après l’avoir laissé pénétrer chez son père, elle s’assit, un livre à la main, dans le salon, d’où elle pouvait aisément écouter, ou tout au moins deviner, ce qui se passait dans le cabinet.
La voix de Métivier se fit d’abord entendre, puis celle du vieux prince, puis les deux voix s’élevèrent à la fois, et la porte, ouverte avec violence, laissa voir sur le seuil le docteur terrifié, et le vieillard, en robe de chambre, le visage bouleversé par la colère:
«Tu ne le comprends pas, criait-il, et, moi, je le comprends, espion français, esclave de Bonaparte!… hors d’ici! Hors de ma maison!…» Et il referma la porte avec fureur.
Métivier haussa les épaules, s’approcha de MlleBourrienne, qui, à ce bruit, était accourue de l’autre pièce, et lui dit: «Le prince n’est pas tout à fait dans son assiette, la bile le travaille, tranquillisez-vous, je repasserai demain.» Puis il sortit du salon, en enjoignant le plus grand silence, pendant qu’à travers la porte on entendait le bruit des pantoufles qui traînaient sur le parquet, et les exclamations réitérées de: «Traîtres! Espions! Traîtres partout! Pas un instant de repos!»
Quelques minutes plus tard, la princesse fut appelée chez son père pour y recevoir l’explosion à bout portant. N’était-ce pas sa faute, à elle, lui dit-il, et à elle seule, si l’on avait laissé entrer cet espion?… Et la liste qu’il lui avait remise, qu’en avait-elle fait?… Par sa faute, à elle, il ne pouvait ni vivre ni mourir tranquille!… «Il faut donc nous séparer, nous séparer, sachez-le, sachez-le! Je n’en puis plus!» Il sortit un moment de sa chambre, mais, craignant sans doute qu’elle ne prît point cette résolution au sérieux, il revint sur ses pas, en s’efforçant de paraître calme: «Ne pensez pas, ajouta-t-il,