Le Guaranis. Aimard Gustave
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Tout à coup don Zèno devint d'une pâleur cadavéreuse, un tressaillement nerveux agita tout son corps, et deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux, cependant il garda le plus profond silence; mais le jeune homme s'aperçut de l'effet produit sur l'hôte de son père par les vers qu'il chantait, et immédiatement il entonna une joyeuse jarana, qui bientôt ramena le sourire sur les lèvres pâlies du gaucho.
La tertulia se prolongea ainsi gaiement assez avant dans la nuit; au dehors, le vent soufflait avec fureur, et les hurlements des bêtes fauves qui s'élevaient par intervalles formaient un étrange contraste avec notre insouciante gaieté, cependant, vers onze heures, les dames se retirèrent, don Torribio et son fils, après avoir fait un dernier tour dans le rancho, afin de s'assurer que tout était en ordre, prirent congé de nous pour la nuit et nous laissèrent, mon compagnon et moi, libres de nous étendre sur le lit préparé pour nous et où la fatigue ne tarda pas à nous faire trouver le sommeil.
III
LE RANCHO
Le lendemain, au lever du soleil, j'étais debout, mais si matinal que j'eusse été, mon compagnon m'avait précédé, sa place auprès de moi était vide.
Je sortis espérant le rencontrer entrain de fumer sa cigarette au dehors.
Je ne le vis pas; la campagne autour de moi était déserte et calme comme au jour de la création, les chiens, sentinelles vigilantes, qui pendant la nuit avaient veillé sur notre repos, se levèrent en m'apercevant et vinrent me caresser avec des grognements joyeux.
L'aspect de la pampa4 est des plus pittoresques au lever du soleil. Un silence profond plane sur le désert; il semblerait que la nature se recueille et reprend ses forces à l'aurore du jour qui commence. La fraîche brise matinale frissonne doucement à travers les hautes herbes qu'elle incline par des mouvements légers et cadencés; çà et là les venados lèvent leur tête effarée et jettent autour d'eux des regards craintifs. Les oiseaux, blottis frileusement sous la feuillée, préludent par quelques notes timides à leur hymne du matin; sur les monticules de sables formés par les tanières des vizcachas, de petites chouettes attardées, immobiles comme des sentinelles, et à demi endormies, clignent de l'œil aux rayons de l'astre du jour, en enfonçant leurs têtes rondes dans les plumes de leur cou, tandis qu'au plus haut des airs, les urubus et les caracaras planent en longs cercles, se balançant nonchalamment au gré du vent et cherchant la proie sur laquelle ils se laisseront tout à coup tomber avec la rapidité de la foudre.
La pampa, en ce moment, ressemble à une mer aux eaux vertes et calmes, dont les rivages se cachent derrière les plis de l'horizon.
Je m'assis sur un tertre de verdure; tout en fumant une cigarette, je me pris à réfléchir, et bientôt je fus complètement absorbé par mes pensées.
En effet, ma position était singulière; jamais je ne l'avais envisagée sous le jour où elle m'apparaissait en ce moment.
Perdu dans un désert, à plusieurs milliers de lieues de mon pays; ayant volontairement rompu tous ces liens de famille et d'amitié qui rattachent l'homme à sa patrie, je n'avais devant moi d'autre avenir que celui réservé aux coureurs des bois, c'est-à-dire une lutte incessante de chaque jour, de chaque heure, sans trêve ni merci, contre la nature entière: hommes et animaux, pour finir dans quelque embuscade, misérablement tué sur le rebord d'un fossé par une flèche ou une balle inconnue. Cette perspective, surtout à l'âge que j'avais, vingt ans à peine, lorsque par la surabondance de sève, l'âme dans le naïf enthousiasme de la jeunesse se sent entraînée vers les grandes choses, n'avait rien de fort gai, au contraire; mais si j'errais maintenant dans des savanes sans fin, en compagnie d'un homme rencontré par hasard, qui demeurait une énigme pour moi et m'imposait presque sa volonté, pour m'abandonner au premier caprice, ou peut-être à la première pression de la nécessité, cette loi de fer de la vie du désert, je ne pouvais me plaindre; je ne devais accuser que moi, car moi seul, contre tous, m'étais obstiné à mépriser les sages conseils et les exhortations pleines de sens que l'expérience et l'intérêt avaient engagé mes amis à me prodiguer à tant de reprises, pour me lancer comme un fou dans cette existence vagabonde, que je commençais à peine depuis quelques jours et qui déjà me paraissait si dure et si décolorée.
Lorsque plus tard je me rappelai ces premières impressions si navrantes faites au moment où j'entrais à peine dans cette vie aventureuse, qui devait pendant de si longues années être la mienne, je me pris en pitié; c'est que le désert ne se révèle que peu à peu aux yeux de celui qui le parcourt il faut l'étudier longtemps avant de comprendre les beautés qu'il recèle dans son sein et d'éprouver les joies inexprimables et les voluptés pleines d'une âcre saveur qu'il réserve à ses adeptes seuls.
Mais, je le répète, lorsque ces idées tristes que plus haut j'ai cherché à rendre, envahissaient mon cœur et le noyaient dans les flots d'une navrante tristesse qui me conduisait presque au découragement, c'est que je me sentais seul, isolé de tout homme de ma race, de tout ami avec lequel je pusse laisser déborder le flot des pensées qui montaient incessamment de mon cœur à mes lèvres, et que j'étais contraint de renfermer au dedans de moi.
C'est que j'ignorais, alors que le seul ami d'un homme, c'est lui-même, et que, dans les situations difficiles de la vie comme dans les plus indifférentes, il ne doit se fier qu'à lui, et ne compter que sur lui-même s'il ne veut être exposé aux trahisons de l'égoïsme, de l'envie et de la peur, ces trois féroces ennemis qui rôdent sans cesse autour de toute amitié pour la briser et la changer en haine.
Mais ma tâche a été rude en ce monde; Dieu en soit béni! J'ai beaucoup souffert, par conséquent, beaucoup appris, et j'en suis arrivé aujourd'hui à l'indifférence la plus sceptique pour les beaux sentiments que parfois on cherche vainement à étaler devant moi. Je ne demande pas à la nature humaine plus qu'elle ne peut donner, et mes amis sont d'avance absous par moi du bien comme du mal qu'ils essayent de me faire; aussi ne demandant rien et n'attendant rien de personne, je suis parvenu à être sinon heureux, le bonheur, je le sais par expérience, n'est pas fait pour l'homme, du moins tranquille, ce qui pour moi est le point culminant où puisse atteindre l'ambition humaine dans des conditions sociales où nous place la civilisation, qui n'est et ne peut être que le résultat de notre organisation vicieuse et incomplète.
Je fus tout à coup tiré de mes réflexions par une voix qui m'interpellait d'un ton de bonne humeur.
Je me retournai vivement.
Don Torribio était près de moi, bien qu'il fût à cheval, je ne l'avais pas entendu venir.
«Holà, caballero, me dit-il d'un ton joyeux, la pampa est belle au lever du soleil, n'est-ce pas?
– En effet, répondis-je sans trop savoir ce que je disais.
– La nuit a-t-elle été bonne?
– Excellente, grâce à votre généreuse hospitalité.
– Bah! Ne parlons pas de cela, j'ai fait ce que j'ai pu, malheureusement la réception a été assez mesquine; dame, les temps sont durs, il y a seulement quatre ou cinq ans c'eût été autre chose, mais vous le savez, à la guerre comme à la guerre; à celui qui fait tout le possible, on ne doit pas demander davantage.
– Je suis loin de me plaindre, au contraire; mais vous revenez de route, il me semble?
– Oui, j'ai été donner un coup d'œil à mes taureaux qui sont au pasto; mais, ajouta-t-il, en levant les yeux au ciel et en calculant mentalement la hauteur du soleil, il est temps de
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Le mot