Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855. Baron de Pierre-Marie-Joseph Bonnefoux

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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855 - Baron de Pierre-Marie-Joseph Bonnefoux

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dit que, le jour dont je te parle, M. le Lieutenant-Général de Goyon en acheta pour 25.000 francs!

      Je te le demande: quelle fête pour des enfants! j'en fus tout ébahi! je m'en retrace jusqu'à la moindre circonstance; et je vois, quand je le veux, mon oncle Bouillet34 quitter le cortège, s'approcher de moi en relevant sa robe rouge de Consul, et sortir de sa poche une belle orange confite qu'il m'avait destinée.

      Don Quichotte, toujours si sensé quand il n'est question ni de chevalerie errante, ni d'enchantements, prouve, dans un fort beau discours, la prééminence des armes sur les lettres; mais il dit ailleurs que si l'épée n'émousse pas la plume, la plume, non plus, n'émousse pas l'épée. C'est une vérité que l'on a longtemps méconnue en France, mais que le bon esprit de mon père, ainsi que sa propre expérience, lui firent apprécier; aussi, quoique l'usage fût alors peu répandu de cultiver l'esprit des jeunes gens destinés à la carrière militaire, mon père fut-il des premiers à sortir de cette voie, et il employa pour nous ce qu'il avait d'autorité, de ressources, de crédit, d'amis.

      Comme vous, mes enfants, j'ai appris à lire et à écrire en même temps qu'à parler. Plutarque dit que l'enfance a plus besoin de guides pour la lecture que pour la marche; je n'en eus qu'un pour tous ces exercices, et ce fut ma mère. Ses tendres soins en furent bien récompensés; car un soir, laborieusement placé derrière un paravent, j'écrivis, à l'âge de quatre ans, une lettre toute de ma composition, à ma sœur qui était à Lévignac; il y avait beaucoup de monde dans le salon lorsque j'allai montrer à ma mère ce que je venais d'écrire. Elle en fut si fière qu'elle en fit la lecture tout haut; et bientôt la lettre et l'auteur, passant de mains en mains, furent comblés de compliments, de caresses et de bonbons.

      Il fallut alors donner un peu plus de suite à mes travaux; je fus placé dans les meilleures écoles de la ville; mais mon père ne perdait pas de vue son projet favori d'éducation complète. Il pressa donc ses démarches, et obtint, à cause de ses services, de ceux de sa famille et de la modicité de sa fortune, une admission gratuite pour moi, réversible ensuite sur mon frère, à l'École, alors militaire, de Pont-le-Voy; je fis mes preuves d'instruction suffisante et j'y entrai en sixième, étant à peine âgé de huit ans.

      Je ne dirai pas toutes les larmes de ma mère à mon départ; mon père, obligé de retourner chez lui, ne put me conduire que jusqu'à Marmande; il prit cependant le temps de faire une visite à Lévignac, où j'eus bien de la joie en embrassant une sœur que j'ai toujours tendrement aimée; livré, ensuite, à celui de mes cousins, qui, depuis, mourut pendant l'émigration, et qui passait par Tours pour rejoindre son régiment, j'achevais ma route avec cet affectueux parent.

      Je ne crois pas qu'il ait jamais existé de collège où l'esprit des élèves fût meilleur, sous tous les rapports, que celui de Pont-le-Voy35, lorsque j'y arrivai. Pas de mauvais traitements aux nouveaux-venus, nulle jalousie entre camarades, aucun souvenir fâcheux des torts passés, dévouement complet en toute circonstance, enjouement naïf de la jeunesse; mais rien au delà; confraternité parfaite, enfin; voilà ce que j'y trouvai.

      Trop jeune, disait-on, à la fin de l'année scolaire, pour passer au second bataillon que nous appelions la Cour des Moyens, on voulait me faire doubler ma sixième; toutefois mes compositions de prix furent si bonnes qu'il fallut renoncer à cette idée, et j'entrai en cinquième, qui se faisait dans cette cour. J'étais le plus jeune et le plus petit du bataillon; mais mon rang dans la classe m'y valut beaucoup d'amis; et comme, d'ailleurs, j'excellai au jeu de cercle, que nulle part je n'ai vu jouer avec plus de combinaisons ni avec tant de perfection, comme je sautais assez bien à la corde, et que j'étais très fort à la paume, ainsi qu'au jet de pierres ou ardoises, je fus bientôt recherché par les élèves des autres classes, et je devins un petit personnage.

      Le jeu des pierres est un exercice que nous pratiquions dans nos sorties avec une espèce de passion; il y faut de la souplesse, du coup d'œil, et il peut avoir des résultats fort utiles. Je me suis, depuis lors, souvent saisi d'un gros caillou pour me défendre, et je crois encore qu'avec une telle arme je ne craindrais pas, à l'improviste, l'attaque d'un homme que j'aurais le temps de voir venir, eût-il le sabre à la main. Nous tuions des rats, des grenouilles, des mulots, des oiseaux, nous cassions des branches d'arbres assez fortes, et cela à de grandes distances.

      J'achevai ma cinquième, ma quatrième, et je commençais ma troisième, lorsque des événements qui bouleversèrent l'Europe ne manquèrent pas d'avoir leur contre-coup à Pont-le-Voy36. La Révolution avait éclaté; Louis XVI avait porté sa tête sur l'échafaud; nos chefs et nos professeurs avaient été changés. Les nouveaux nous arrivèrent avec le costume, les discours, les chansons de l'époque; ils crurent faire merveille en nous organisant en clubs, en nous abonnant aux journaux, en nous initiant aux folies du moment. Nous en prîmes bientôt la licence. «Qui sème du vent, récolte des tempêtes.» L'axiome ne tarda pas à se vérifier. En parodie burlesque des héros de la Bastille, nous nous portâmes en masse sur nos prisons que nous démolîmes; pour célébrer dignement les fêtes républicaines, nous exigions des semaines entières de congé qu'on n'osait refuser; à la moindre punition d'un élève, nous cassions les vitres; lorsqu'on voulait nous empêcher d'aller nous promener, nous enfoncions, nous brisions les portes, et nous dévastions la campagne; une fois même, nous allâmes attaquer le village voisin de Montrichard, accusé d'être peu républicain, et profitant de l'isolement où il était momentanément, attendu que les hommes étaient occupés aux travaux des champs, nous en rapportâmes force marteaux, haches, broches et autres armes ou instruments, sans compter une ample provision de pommes… Enfin ce séjour d'étude, d'émulation, de paix et de bonheur, n'était plus qu'un repaire d'animaux malfaisants.

      Telle était devenue cette admirable école, lorsque le Gouvernement, réfléchissant, dans sa prétendue sagesse, qu'on ne devait plus rien à d'anciens militaires, puisqu'ils avaient servi, jusque-là, autre chose qu'une soi-disant république de quatre jours, ordonna que, dans tous les collèges, on renverrait les fils de ces militaires. En conséquence, à la fin de 179337, sans aucun avis préalable à nos familles, on expédia du collège deux cents d'entre nous, qui furent déposés à Blois et à Tours, avec un petit paquet de linge plié dans un mouchoir bleu, un assignat de trois cents francs, qui, alors, en valait à peine la moitié, un passeport, un certificat de civisme, et la liberté de nous orienter, de nous diriger, de voyager à notre fantaisie. J'avais onze ans et demi; destiné pour le Midi, c'est à Tours que je fus déposé et abandonné, seul, sans connaissances ni ressources.

      J'avoue que je fus un peu bien embarrassé d'être si libre. Ma première pensée fut de voir la ville. J'en parcourus tous les recoins, et je sortais d'une ménagerie ambulante, stationnée près du pont, pour aller prendre langue au bureau des diligences, lorsque je me sentis frapper sur l'épaule. J'avais lu, récemment, Don Gusman d'Alfarache; aussi étais-je bien en garde contre les voleurs, et je portais mon paquet avec moi dans mes courses; mon premier mouvement fut de le serrer vivement contre ma poitrine, et de me baisser pour ramasser un caillou! me retournant bientôt, je reconnus un de mes camarades, nommé Mayaud, fils d'un négociant de Tours et que son père, voyant la tournure que prenaient les affaires, avait prudemment retiré de l'École depuis trois mois; il allait à la campagne. Il me proposa de l'y accompagner; je n'eus garde de refuser. J'y fus parfaitement accueilli, et, comme, chez lui ou dans le voisinage, il avait beaucoup de frères, de cousins, d'amis, de parents, de parentes, d'amies, de cousines et de sœurs, je m'y trouvai complètement heureux, quoique, une fois, on m'y joua le tour de cacher mon paquet, que je fus deux heures à retrouver; je crus que j'en deviendrais malade; mais à mon tour, je le cachai si bien que la plaisanterie ne put pas se renouveler.

      Quinze jours si bien employés s'écoulèrent comme un songe; j'avais, en arrivant, écrit à ma mère, et je serais resté bien plus longtemps dans ce séjour enchanté, si l'on ne m'avait

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<p>34</p>

Voyez plus haut.

<p>35</p>

Pont-le-Voy, ou Pontlevoy, est une commune du département de Loir-et-Cher, arrondissement de Blois, canton de Montrichard. Le collège subsiste encore aujourd'hui; des prêtres séculiers le dirigent. Sous l'ancien régime, la congrégation de Saint-Maur y avait un collège, qui depuis 1764, jouissait du titre d'École royale militaire.

<p>36</p>

D'après un certificat délivré, le 29 octobre 1814, par le directeur du collège de Pont-le-Voy, Pierre-Marie-Joseph de Bonnefoux est entré, le 6 décembre 1790 à l'École royale et militaire de Pont-le-Voy, en exécution des ordres de M. de la Tour du Pin, ministre de la Guerre, en date du 24 octobre de la même année.

<p>37</p>

Le 30 octobre 1793.