Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855. Baron de Pierre-Marie-Joseph Bonnefoux
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Qui croirait aujourd'hui, qu'il n'y a pas longtemps encore, en France, il fallut des formalités sans fin, pour permettre à un enfant de onze ans revenant du collège, de revoir son père, prétendu prisonnier politique et presque sexagénaire! et encore quelles formalités! quelles démarches! C'étaient des membres d'un Comité de Salut public à solliciter, des espions de la police à fléchir, un représentant à aller voir à Montpellier; on eût vraiment dit que la sûreté de l'État se trouvait en jeu! Quelque chose de plus repoussant encore était de subir le ton grossier, les soupçons ridicules, les sarcasmes insolents, l'ignorance stupide, le tutoiement répugnant de ces individus; et, s'il échappait une parole douteuse, vous étiez vous-même saisi et aussitôt incarcéré. On vit des têtes tomber pour de moindres délits. Le tutoiement, surtout, rebutait ma mère au dernier point; elle le trouvait incivil, ignoble; elle ne comprenait pas qu'on pût assez peu respecter la langue française, dont les diverses nuances du Tu et du Vous sont une des plus rares beautés, qu'on pût s'oublier assez pour forcer des femmes à s'exprimer ainsi, en s'adressant aux hommes de toute condition, même à ceux qu'elles ne pouvaient qu'exécrer.
Cette pauvre mère se soumettait pourtant à ces humiliations depuis la captivité de mon père, dont elle ne cessait de réclamer la liberté auprès de tous les tribunaux, de tous les fonctionnaires, à Béziers, à Montpellier, partout enfin où elle croyait trouver quelque chance de succès. Elle n'avait pas encore réussi en ce point important; mais elle obtint que je pusse voir mon père. Le sourire vint alors effleurer, pendant quelques instants, des lèvres d'où il était banni depuis longtemps, et je m'acheminai vers le lieu de la détention, qui était l'évêché de Béziers, transformé en prison d'État.
Maléchaux, ancien soldat de Vermandois qui, dans une position fâcheuse, avait éprouvé l'indulgence de mon père, était le geôlier de cette prison. Ce fut lui qui me conduisit jusqu'à une porte grillée où le prisonnier parut et me tendit une partie de la main à travers des barreaux; mais, comme je n'étais pas assez grand pour y atteindre commodément, il se baissa, et ce fut par dessous la porte qu'il me présenta cette main vénérée, vers laquelle je m'inclinai pour la baiser. Dans ce mouvement si naturel, je ne sais ce que Maléchaux trouva de contraire à la majesté de sa République, mais il s'approcha en jurant; et, – l'infâme! – il repoussa du pied la main de mon père qui, à son tour, fit retentir la salle de véhémentes imprécations. Cependant je n'avais pas perdu mon temps; j'avais cherché à arracher un des carreaux du vestibule où j'étais; si j'y étais parvenu, mon jeune bras, muni de son arme favorite, aurait fait sentir ma légitime vengeance à l'odieuse face du lâche geôlier. Il n'en fut pas ainsi; toutefois, Maléchaux venant à s'approcher de moi, je m'élançai sur ses jambes, et, à belles mains, à belles dents, je les lui écorchai jusqu'au sang; il me saisit alors; mais, n'ayant rien de mieux à faire que de se débarrasser d'un si incommode ennemi, il me jeta par-dessus une petite barrière, et je roulai les escaliers. Ma mère s'était évanouie; elle garda plusieurs jours le lit, par suite de cette scène, dont elle craignait les funestes conséquences, même pour moi; mais il n'en résulta qu'un resserrement plus rigoureux du prisonnier, et qu'une aggravation notable dans l'état de la santé de notre malade. Desmarest avait déjà porté une vive atteinte à mon républicanisme de collège; Maléchaux acheva le désenchantement.
Une commission judiciaire, appelée commission d'Orange du nom de la ville où, probablement, elle avait été organisée, parcourait alors le midi de la France, statuant sur le sort des détenus politiques, et montrant le pur amour de la liberté dont elle se disait animée, par un grand nombre de condamnations à mort. Les alarmes de ma famille furent vivement excitées par la nouvelle de son approche; cependant elles s'accrurent encore, ainsi que les angoisses de ma mère, lorsqu'elle apprit que son mari était parvenu à se procurer des pistolets. Elle le connaissait; il avait dit qu'il ne se laisserait pas juger; qu'un des pistolets frapperait un de ses ennemis, que l'autre serait pour lui, et elle était assurée qu'il tiendrait parole! Elle redoubla donc d'instances, de démarches, de supplications, et, enfin, elle eut l'inespéré bonheur de revenir de Montpellier avec la liberté de mon père, signée par le représentant du peuple, qui y exerçait la première autorité. Il n'y eut, avant la chute sanglante de Robespierre, qu'un autre exemple de pareille réussite à Béziers, et tu t'imagines quel délire de joie anima cette épouse si dévouée, en apportant une telle nouvelle, et en revoyant celui qu'elle avait délivré!
Hélas! tant d'émotions, tant de fatigues la confinèrent de nouveau dans son lit, et elle nous dit alors: «Je sais bien que j'en mourrai; mais je recommencerais encore en pareil cas, eussé-je la certitude de ne pas réussir!»
Les premiers jours furent donnés au plaisir de se revoir; il fallut ensuite songer à l'existence de la famille, et mon père partit avec moi pour Marmande, afin d'y réaliser quelques restes de sa légitime, qui s'élevèrent à un millier d'écus en numéraire. Son frère s'était dépouillé d'une partie de ses biens pour le mariage de son fils aîné; celui-ci avait émigré avec deux de ses frères; ces mêmes biens avaient été confisqués; mon oncle avait été emprisonné, et son second fils, le marin, subissait le même sort à Brest, au retour d'une campagne de plusieurs années. Tu vois que les Bonnefoux étaient frappés sur tous les points et de toutes les manières.
Tant de malheurs n'avaient pas permis qu'on s'occupât de moi depuis mon retour de Pont-le-Voy. Jusqu'à mon départ pour Marmande, c'est-à-dire pendant un peu plus d'un an, j'avais donc été entièrement livré à moi-même; aussi n'est-il pas étonnant que, m'étant étroitement lié avec tous les enfants ou, pour mieux dire, les gamins du voisinage, j'aie été de leurs parties, de leurs tours malins et souvent périlleux, pour lesquels les enfants du midi de la France sont si renommés; de leurs escapades sur les toits ou dans les jardins; de leurs batailles, enfin, de quartier à quartier. Mon frère m'y suivait, m'approvisionnant de pierres dont il emplissait ses poches et son chapeau; mais tout n'y était pas couleur de rose: une fois, par exemple, j'eus le pouce cassé d'un coup de caillou qui m'atteignit, comme j'étais en position d'en lancer un moi-même; une autre fois, je reçus une pierre à la tête dont je fus longtemps étourdi. Je parvins à donner le change chez moi, sur ces accidents, dont je porte encore les marques et que j'aurais évités en suivant les conseils de ma mère; mais je continuai ce train de vie, qui me plaisait extrêmement et qui était une conséquence presque inévitable de la situation où se trouve une famille qui perd son chef, et où la maladie et la misère font ressentir leur funeste influence.
Un jour, entr'autres,