Madame Corentine. Bazin René
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– De sorte que, Simone, tu serais toute prête à te rendre à Lannion, si on t'invitait?
– Oui.
– Ce serait une joie pour toi? une grande joie?
La pauvre enfant, ne voulant ni mentir, ni blesser, répondit:
– Je le crois, mais si on m'invitait.
– Eh bien! Tu peux attendre l'invitation! répliqua madame L'Héréec avec un rire forcé; elle mettra du temps à venir! Pour le moment, tu feras bien de te mettre au lit. Tu es lasse, et tu déraisonnes…
Simone se leva aussitôt, se pencha au-dessus de sa mère, l'embrassa en appuyant les lèvres, comme pour demander pardon de sa hardiesse.
– Bonsoir, dit-elle. Et vous?
– Oh! moi, je n'ai pas sommeil.
Elle la suivit du regard, qui s'en allait, dans le jour décroissant de la lampe. Une traînée fauve courut jusqu'à la pointe de la tresse brune, quand la jeune fille passa la porte. Madame L'Héréec continua de regarder. Simone invisible était encore présente. Elle fit plusieurs tours dans sa chambre, déplaça deux ou trois objets menus, on ne sait quoi, sur la cheminée, peut-être par plaisir de toucher à des choses taillées et froides. La mère entendit le bruit d'un ruban dénoué, des genoux ployés et touchant le tapis de fourrure, un murmure de prière rapide, et la chute soyeuse des vêtements posés sur une chaise, un à un. Puis elle entrevit une forme de femme, vague et toute mousseuse de dentelles, qui se glissait dans le lit. Un profil de vierge se posa, l'œil clos déjà, sur le nimbe indécis de l'oreiller. Et, dans la pénombre de la chambre, il n'y eut plus qu'un mouvement régulier, qui soulevait le drap et l'abaissait, et une seule lueur, d'or adouci, que faisait le rayon de la lampe sur une torsade de cheveux échappée de la résille de Simone.
Madame L'Héréec la contempla un peu de temps. Elle eut un sourire de fierté. Chez elle, les moindres circonstances avaient un pouvoir incroyable de diversion. Elles ne détruisaient pas, mais elles écartaient pour un temps les préoccupations même les plus vives. Toutes les douleurs, sur cette nature nerveuse et mobile, n'agissaient que par accès. La pensée lui vint, en regardant Simone, de sa propre jeunesse.
«Elle ne me ressemble pas du tout, songea-t-elle. Nos caractères sont si différents! Elle a un air de madone, comme cela, dormant. Moi, je riais toujours.»
Elle se pencha sur le métier, tâchant de reprendre le dessin interrompu. Mais la comparaison de leurs deux jeunesses l'avait emportée au loin, et, à la place des mailles du canevas, elle revoyait la maison de son père le capitaine, une vieille maison en retraite dans un enfoncement du quai de Perros-Guirec. Qu'on était bien là, garanti du vent et de la curiosité des voisins! Et cela n'empêchait pas d'apercevoir la rade entre ses deux rives de collines élargies. On les suivait, les vertes collines, jusqu'à la pointe rocheuse du château, jusqu'à l'île Thomé, ronde comme une tortue et, de l'autre côté, jusqu'à ces longs écueils pâles qui s'émiettent à l'infini dans la mer, et qu'on prendrait, aux beaux jours, pour des monceaux de roses thé flottant là sur l'eau bleue. Tout ce large pays, aux vallées pleines d'arbres et de fermes, aux falaises à moitié couvertes de fougères et rousses de goëmons à leur base, comme si elles portaient une double moisson, les gens du bourg, ceux des roches roses de Ploumanac'h, les jeux auxquels on jouait sur le port, entre deux passées de voitures, les retours du père qui apportait toujours des cadeaux, après chaque voyage, des objets de toilette pour Corentine, des médailles bénites ou des albums pour Marie-Anne, tout revivait, reconnaissable, dans la brume fine des étés bretons. Le rire des petites filles qui se tiennent par le bras et vont en bandes, barrant la jetée, montait encore si clair! Les vieux cherchaient à deviner de quoi riait cette jeunesse. Ils s'épanouissaient un peu, sans comprendre. Hélas! on riait de vivre et de se sentir jolies jusque dans leurs yeux morts. Corentine Guen était plus rieuse que les autres.
Un second regard vers Simone, presque aussitôt détourné, levé dans le vague.
«Blonde, murmura-t-elle, blonde comme on ne l'est guère en Bretagne. Avec cela, j'avais des cheveux ondés qu'on aurait dit frisés au petit fer. Simone est bien, très bien, d'une autre manière, en brun. Et pas coquette! Moi je l'étais. On me disait trop que j'étais jolie… Le père me gâtait. Des soirs, je croyais que les vagues du port chantaient pour moi: «Jolie, la Corentine, jolie, jolie.»
Oui, le père la gâtait. Il était fier de la montrer, car nulle fille de Perros ou de Lannion n'avait la peau si blanche, le cou si fin, les yeux plus malicieux ou plus doux, selon qu'elle le voulait. Elle n'aimait pas les gros travaux, qu'elle laissait à Marie-Anne, la cadette. Elle préférait coudre, repasser, broder, ou s'en aller rendre visite à des amies moins jolies qu'elle. Son sang léger de Lannionnaise la poussait au plaisir. Elle adorait danser. Et quand approchait l'époque des pardons, de celui de la Clarté, ou même de ceux de Pleumeur, de Trébeurden, de Locquivy, elle y songeait des semaines d'avance, et demandait: «Si nous allions?» Et ils allaient, tous deux, elle et le père, lui, serré dans sa veste bleue de marin, qui avait des boutons marqués d'une ancre, et elle, en robe claire, avec son châle long, gris pâle, à frange de soie, sa coiffe de fête qu'elle portait si bien, sa chevelure d'or nattée sous les deux bandeaux de mousseline qui encadrent le visage des Perrosiennes et se redressent en touchant l'épaule, comme un bord de coquille. Ils allaient pour ne rentrer qu'à la nuit, presque les derniers. Le père grondait un peu. Corentine suppliait pour rester. Elle sortait du bal très lasse, enivrée des compliments, des regards, des mouvements de jalousie qu'elle avait provoqués. Elle revenait, dans un abattement délicieux, bercée par le roulis de la voiture, derrière le capitaine qui conduisait le cheval, bien droit au vent de la nuit, comme à la manœuvre. Et à la maison, au premier coup frappé, Marie-Anne, qui n'accompagnait jamais sa sœur aux pardons, accourait en jupon, épeurée, les yeux battants de sommeil. Une bouffée d'air entrait par la porte, et faisait voler les cendres du foyer.
C'était une de ces nuits-là qui avait décidé de sa vie. Corentine Guen ne pouvait manquer aux fêtes de Lannion, qui durent deux jours chaque année, le dernier dimanche d'août et le lendemain. Le dimanche soir surtout, il y a un vrai bal, sous les ormeaux du Guer, avec des bancs en gradins enveloppant une allée, des cordons de lanternes vénitiennes et de verres de couleurs pendus aux arbres, un orchestre, un peuple de curieux autour des palissades qui défendent l'entrée. Le dessous des branches est tout blond de lumière. Les bateaux ont mis leurs pavillons dehors. Tout le pays est là: les châtelaines avec leurs maris, accourus des vieux châteaux perdus dans les blés noirs, les officiers de marine en uniforme, beaucoup de maîtres de la flotte aux manches galonnées, car la maistrance se marie volontiers en Lannion, et les bourgeois et bourgeoises, et les jeunes filles de la ville ou des landes voisines, folles de danse et de toilette, qui viennent chercher un fiancé ou montrer leurs bijoux d'accordailles. C'est là qu'il faut voir, sous la coiffe d'apparat, deux rouleaux de mousseline allongés en cornets, les jolis cous bretons, minces comme des tiges de fleurs, et les grandes boucles d'oreilles d'or, et les tabliers de soie, et cette manière de marcher qu'ont les belles Lannionnaises, en balançant les franges de leurs châles et la tête en arrière.
Corentine Guen se trouvait parmi elles, au premier rang, la plus jolie, la plus regardée de toutes. Elle avait seize ans. Jamais elle ne s'était sentie si heureuse ni si bonne.
Et voilà qu'au moment où plus de cent jeunes hommes vont inviter autant de jeunes femmes et ouvrir le bal, un homme s'était avancé pour l'inviter, non pas quelqu'un de la maistrance, mais un monsieur, grand, jeune, avec toute sa barbe noire en carré et l'air grave. Au premier coup d'œil, elle avait deviné qu'il était venu pour elle, pour elle seule. Il la considérait, en approchant, avec une sorte d'admiration pieuse, comme une