Madame Corentine. Bazin René

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Madame Corentine - Bazin René

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n'ai personne pour me présenter. Mais ma famille connaît la vôtre. Je suis Guillaume L'Héréec, de Tréguier.

      Sans rien dire de plus, il avait offert son bras. Elle l'avait pris, sans rien trouver à répondre, intimidée, presque effrayée, sans savoir pourquoi. Il avait bien un peu causé en dansant, mais de choses banales, comme avec les autres. Il prenait un soin extrême de ne pas froisser la robe grise ou la coiffe brodée. Il touchait à peine sa danseuse, comme une chose trop frêle. Mais elle lisait dans son âme, étant comme lui Bretonne et connaissant les songes que font les âmes silencieuses de ce pays-là.

      Quand il l'eut reconduite à son banc, elle eût voulu ne plus danser de toute la soirée. Il revint l'inviter encore. Elle ne savait plus rire. La seule phrase hardie qu'il risqua, ce fut: «Je vous ai vue au dernier pardon de Pleumeur, et je n'ai pas osé vous inviter.» Qu'y avait-il là qu'elle n'eût dix fois entendu? Elle se sentait troublée au son de cette parole froide en apparence et au fond passionnée…

      Madame L'Héréec se laissait rarement emporter, dans ses souvenirs, au delà de cette période de sa vie. La vanité heureuse et flattée avait fait autrefois sa gaieté exubérante. Sa vanité blessée la protégeait maintenant contre les retours offensifs des années pénibles. Elle s'interdisait d'y penser. Elle aimait mieux ne songer qu'à l'enfance, à la mignonne Corentine, à qui la vie et les passants souriaient dans les rues de Perros et de Lannion. Ce soir, la lassitude avait-elle affaibli sa volonté, ou bien l'occasion de ce retour en arrière avait-elle plus puissamment agi sur cette imagination toujours jeune? Madame L'Héréec abandonna sa pensée au cours qu'elle avait pris. Elle revit cet au delà des fêtes de Lannion, l'amour déclaré de Guillaume L'Héréec, l'opposition immédiate, violente, persévérante de madame Jeanne, la mère de Guillaume, une Bretonne de Tréguier, froide et tenace.

      Oh! certes, si le mariage avait eu lieu, c'était bien malgré madame Jeanne. Elle avait lutté jusqu'au bout contre son fils, et dit tout ce qu'on pouvait dire: l'inégalité des fortunes, car les L'Héréec étaient riches et de vieille souche bourgeoise, la coquetterie de la jeune fille, l'humeur légère de toutes ces femmes de Lannion. Elle détestait Lannion d'une haine de clocher, méprisante et aveugle. Tous ses ancêtres étaient nés, s'étaient mariés, avaient dormi leur dernier sommeil à l'ombre de la cathédrale noire de Tréguier. L'honneur de leur vieux nom, leur réputation d'aisance et de probité commerciale avaient grandi lentement, sur ce sol rocheux, le long des rives profondes du Jaudy. Et il allait falloir quitter la patrie familiale, ne plus voir la tour d'Hastings, d'où tombait le soir le couvre-feu sur la ville endormie déjà, se transplanter, à plus de cinquante ans, pour suivre le caprice d'une enfant qui tenait le cœur, le cœur faible de Guillaume.

      Ç'avait été la grande faute de Corentine, d'exiger que son mari vînt habiter Lannion. Elle avait déclaré qu'elle mourrait d'ennui dans cette ville sombre de Tréguier, plaisanté les gens de là-bas, leur vie contrainte et morne à son gré. Guillaume avait cédé, malgré tous, parce que les deux yeux bleus de sa fiancée le demandaient. Il avait vendu le moulin à huile, où s'était faite la fortune des aïeux, pour en acheter un autre, plus vieux et moins près de la mer, tout à côté de Lannion. Lui, très soumis à sa mère, Breton songeur et timide, il s'était trouvé intransigeant, presque dur, quand il s'était agi de ce départ qui coûtait tant à madame Jeanne.

      Rapidement madame Jeanne avait eu sa revanche. Elle s'était vite révélée dépensière et frivole, la petite Corentine. Jolie comme elle était, pouvait-on lui refuser de la présenter dans le monde breton, qui s'ouvrait volontiers devant le nom des L'Héréec? Les invitations n'avaient pas tardé à venir, ni les succès pour la jeune femme, ni les médisances d'une petite bourgeoisie jalouse et caquetant autour d'elle. Elle avait trop d'esprit, elle riait trop, elle ne savait pas, pauvre fille de seize ans, ce que lui coûteraient son amour du bal et ses dîners chez les bourgeois riches de la contrée, dans les petits manoirs où elle se rendait avec Guillaume, dans le cabriolet remis à neuf du grand-père Jobic.

      Pendant leurs absences qui duraient parfois plusieurs jours, madame Jeanne, qui s'était occupée de commerce depuis son enfance, gouvernait l'usine, et prenait, par devoir autant que par besoin de domination, la place de son fils. Dans l'hôtel de la rue du Pavé-Neuf, elle était maîtresse aussi, l'ayant acheté de ses deniers. Guillaume, au retour, la trouvait mécontente. Elle lui montrait que ce train de vie était trop lourd, que ces relations trop hautes absorberaient et au delà les revenus du ménage, que les affaires se ressentaient de la négligence de l'homme. Elle répétait les médisances qu'on racontait, dans le cercle étroit de vieilles gens qu'elle s'était créé; elle se préoccupait, sincèrement, mue par la passion maternelle qui emplissait tout son cœur depuis la mort de M. Jobic, de savoir si les mots risqués, les inconséquences de langage ou de conduite qu'on prêtait à sa bru, pouvaient être démentis. Guillaume, très amoureux, excusait Corentine, assurait qu'on la calomniait, et malgré lui, pourtant, il retenait quelque chose des propos auxquels il ne croyait pas. Il continuait à mener sans goût, pour plaire à Corentine, la même vie que madame Jeanne appelait une vie de dissipation, et qui était simplement coûteuse et vaine: mais sa jalousie soupçonneuse de Breton, lente à éclater, avait reçu l'éveil.

      La naissance de l'enfant aurait pu tout changer. Et Guillaume espéra un moment qu'il en serait ainsi. Mais quand sa femme, heureuse d'être mère, voulut prendre dans la maison la place qui lui revenait, elle se heurta à madame Jeanne. Entre elles deux l'opposition des caractères et des éducations était complète. Elles ne s'entendaient sur rien. Les plus petites décisions prises par madame Corentine étaient blâmées par madame Jeanne, ses ordres désavoués, ses désirs prévenus en sens contraire. A propos de ce nom de Simone, inusité au pays breton, à propos du choix d'une nourrice, que l'une voulait Lannionnaise et que l'autre s'entêtait à faire venir de Tréguier, et quand madame Corentine déclara qu'elle tutoierait sa fille, ce qui ne s'était jamais fait dans la famille L'Héréec, où les enfants étaient tenus à distance par le «vous» moins tendre, il y eut des scènes violentes, des reproches, des rappels blessants de l'humble condition des Guen.

      Alors la jeune femme, se sentant à l'étroit dans l'hôtel de Lannion, surveillée, blâmée dans les choses les plus innocentes, annihilée par madame Jeanne, n'eut plus de repos que son mari n'eût consenti à reprendre l'existence mondaine de la première année.

      Et les germes de désaccord, semés entre les époux, avaient levé et grandi. Prévenu par sa mère contre la Lannionnaise, fatigué de ces luttes dont il n'était guère que le témoin attristé et trop faible, Guillaume avait mieux aperçu les défauts de sa femme, sa vanité d'enfant gâtée, son désir excessif de plaire, le vide de cette petite tête uniquement occupée des regards qui se tournaient vers elle. Il avait souffert de la voir mal jugée par les vieux bourgeois de Lannion. Ses affaires avaient pris une tournure inquiétante. Les dettes affluaient, entamant la fortune des L'Héréec, modeste en somme et considérable seulement pour le petit pays pauvre de là-bas. Et il s'était plaint, à son tour, amèrement, cruellement, comme s'il se repentait d'une patience trop longue, entêté désormais et partial comme sa mère.

      Madame Corentine revoyait, dans la chambre silencieuse de King Street, ces scènes d'autrefois, la lente désaffection, les discussions toujours renaissantes, les emportements de son mari, les hontes qu'elle avait reçues, devant les domestiques, devant l'enfant, jusqu'à cette dernière, jusqu'à ce soir où elle avait été injuriée, jetée violemment et à demi renversée sur l'angle d'un meuble, au retour d'un dîner chez les de Couëdan, où elle s'était montrée trop libre, au dire de cet homme de Tréguier, mal marié à une fille de Lannion.

      Oh! cette brutalité! la fin de tout, la fuite, le pays à demi soulevé, la retraite chez le père, l'enfant disputée en justice, Perros même devenu inhabitable, le refuge à Jersey pour vivre et pour cacher Simone! Tout ce drame rapide, elle le revécut, et sa figure s'empourpra, et tout son cœur se souleva de colère, et ses petites mains se mirent à trembler sur le bois du métier qu'elle serrait.

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