Madame Corentine. Bazin René

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Madame Corentine - Bazin René

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vapeur anglais qui fait le service entre Saint-Hélier et Saint-Malo. Étendue à l'arrière, sur une chaise longue, la tête enveloppée dans un châle, elle prétexta le malaise du roulis pour éloigner Simone: «Va, dit-elle, laisse-moi, je ne rouvrirai les yeux qu'à Saint-Malo.» Et elle se mit à penser, avec un trouble affreux, qu'elle allait perdre son enfant, qu'on la lui volerait, oui, sûrement, et à repasser toutes ces circonstances qui l'avaient amenée là, tous les mots échangés avec Simone depuis une semaine.

      Des terreurs subites la prenaient. Et sa main, conduite par une espèce d'instinct de défense, touchait le sac aux armatures nickelées, posé près d'elle, et où elle avait renfermé la charte de sa liberté, la copie du jugement dont elle lisait de mémoire les lignes régulières, nettes comme des lames d'acier: «Au nom du peuple français, attendu qu'il résulte de l'enquête des sévices graves… Par ces motifs, prononce la séparation de corps entre les époux L'Héréec, avec tous ses effets de droit, déclare que la demanderesse aura la garde exclusive de l'enfant, qu'elle sera tenue seulement de remettre au mari pendant le mois de septembre…» Oserait-on, après cela, lui ravir sa fille? Non, il était lié. Elle avait pour elle la force des lois, les gens de justice. Elle en userait, au besoin. Elle se disait cela, et elle continuait quand même à s'enfoncer dans ce dédale de souvenirs, d'appréhensions, de raisonnements contradictoires, qui brisent l'énergie, et ne réparent pas les fautes commises.

      Simone, après avoir refusé de quitter sa mère, la voyant immobile et la croyant assoupie, monta sur la passerelle. Il y avait peu de passagers. Elle s'accouda aux balustrades de fer, la figure dans le vent qui soulevait ses cheveux, près du lieutenant, un marin irlandais, que sa mère et elle avaient connu à Saint-Hélier. Et, pendant plus de deux heures, tandis que le bateau courait, brisant les lames courtes, elle prit un plaisir d'enfant à se faire expliquer la route, les manœuvres, les courants qui portent sur les roches, les balises. Le lieutenant racontait des histoires de mer, souriant dans sa barbe blonde aux questions de la jeune fille, et lui nommait les écueils, les uns trouant les vagues, les autres invisibles, reconnaissables seulement au bouillonnement et à la nuance de l'eau.

      Bientôt Cézembre émergea, ronde comme un chaton de bague. La terre de France, simple ligne d'abord, se dentela, prit couleur, s'éleva. Le clocher de Saint-Malo pointa dans l'azur, et ce fut l'entrée de la Rance, large et superbe, toute blonde sur ses bords de roches et toute bleue au milieu, avec des lointains de forêts comme les fjords de Norvège.

      Alors Simone, enthousiaste, descendit par l'échelle de la passerelle. Les mots d'admiration se pressaient sur ses lèvres. Elle fut surprise de trouver sa mère debout, qui la regardait venir, en souriant un peu derrière son lorgnon d'écaille.

      – Est-ce beau, cette Bretagne!

      Madame L'Héréec répondit, avec moins d'accent, mais avec un sérieux qui n'échappa point à Simone:

      – Oui, très beau. Cela fait je ne sais quoi de se retrouver en France, n'est-ce pas, Simonette?

      Et elle caressa la joue de Simone du bout de sa main gantée.

      Dès leur arrivée, madame Corentine et sa fille prirent le train de Bretagne, mais elles s'arrêtèrent à Plouaret. Le lendemain seulement, vers dix heures, une calèche de louage vint les prendre, pour les mener à Perros, en tournant Lannion. Madame Corentine ne voulait pas s'exposer à rencontrer son mari, elle voulait éviter jusqu'à la vue de l'hôtel de la rue du Pavé-Neuf, massif entre ses deux jardins, avec ses contrevents bruns, son toit long coiffé d'un bourrelet de zinc, et qu'on aperçoit des coteaux voisins, au-dessus des ormeaux du Guer.

      Il fallut couper à travers la campagne, par les chemins tordus autour des fermes. On allait lentement. La matinée avait la douceur bretonne, pénétrante et voilée. La brume, qui s'était embaumée toute la nuit sur les landes et les chaumes, comblait encore les vallées, et fumait sur les buissons bas, tandis que le soleil chauffait les arêtes rocheuses couronnées de pins. Les alouettes, qui sont nombreuses sur les côtes, se levaient et montaient pour voir la mer. On devinait que la splendeur de midi serait superbe et courte.

      Madame Corentine, assise à droite, au fond de la calèche, resta d'abord silencieuse et distraite. Souvent, elle jetait un regard rapide sur les hauteurs qui cachaient Lannion. Ses yeux s'animaient comme au voisinage du danger. Un sentiment de révolte et de défi faisait redresser cette petite tête volontiers hautaine. Puis l'émotion d'une minute s'effaçait. Les yeux bleus se laissaient prendre aux détails familiers de la route. Un apaisement, un demi-sourire détendaient la physionomie de la jeune femme. Madame Corentine passait où elle avait passé petite fille, jeune fille, jeune épousée.

      Quand les collines de Lannion, évitées par un long détour, bleuirent derrière la voiture, quand les chevaux, rendus plus vites par les effluves salins, commencèrent à trotter sur la route de Perros, cette impression devint dominante, et se fixa. Madame Corentine répondit aux questions de sa fille, s'intéressa à tous les clochers de l'horizon, se pencha quand Simone se penchait, pour lire, sur les bornes, les kilomètres franchis. Les inquiétudes avaient disparu. Le charme du pays natal prévalait souverainement. La mère et l'enfant se retrouvaient, unies dans la même attente joyeuse. Au sommet des côtes, les pinières dressaient leurs bouquets de poils drus, qui chantaient. Par l'ouverture étroite des vallées, chacune ayant son ruisseau plein de menthes et sa ferme écrasée parmi les arbres, la mer apparaissait, entre deux pointes de falaises, d'où venait le souffle frais et l'étincelle des vagues. On approchait de Perros.

      IV

      – Petite, attrape l'amarre!

      Le capitaine Guen, qui arrivait à la godille, et doublait la pointe de la jetée de Perros, lança un paquet de cordes qui se déroula, et vint tomber sur la haute levée de granit, couverte de goëmons comme un vieux mur où grimperaient des lierres bruns. Marie-Anne se baissa avec effort, et attacha la corde au dernier échelon d'une échelle de fer. Le douanier de service regardait.

      – Est-ce que la pêche est bonne, père?

      M. Guen, sans répondre, se mit à parer son canot, en alignant, le long des bordages, les deux avirons, la gaffe et le bâton de sapin qui lui servait de beaupré. Le bruit des bois heurtés s'en allait, porté au loin par l'eau, dans le petit port en demi-cercle. Cette musique-là réjouissait le capitaine, et donnait de l'importance à son débarquement. Il ne se pressait pas. Des baigneurs, qui l'avaient aperçu, hâtaient le pas dans l'espoir d'acheter du poisson.

      – La pêche doit être bonne, puisque vous ne répondez pas! reprit la jeune femme, les mains jointes sur le devant renflé de sa jupe grise.

      Le capitaine enleva encore son ciré de toile, l'enferma dans un placard, à l'arrière, revêtit sa veste usée à deux rangs de boutons d'or qui lui donnait haute mine, puis, saisissant d'une main les barreaux de l'échelle, il monta, tenant de l'autre un panier d'où s'échappaient des gouttes de saumure mêlées d'écailles, qui tombaient dans la mer.

      – Voilà! fit-il en apparaissant sur la jetée: dix dorades, deux vieilles et un congre, un petit, par exemple!

      – Combien vos dorades, mon ami? demanda une voix d'homme, dans un groupe de cinq ou six curieux qui s'était formé autour de lui.

      – Je ne vends pas mon poisson! dit le capitaine.

      Il se redressa, en se voyant entouré d'étrangers, de ces «gallos» qu'il n'aimait guère, et, par-dessus leurs têtes, comme il était très grand, il regarda quelque chose droit en face de lui, sur le quai, là-bas. C'était son habitude, quand il prenait terre, de donner le premier coup d'œil à sa maison. Il aimait la revoir, en retraite sur l'alignement des autres, avec la porte abritée d'un auvent, et ses deux fenêtres ouvertes sur la baie, par où la brise entrait jusqu'à la nuit. Et ma

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