La vie infernale. Emile Gaboriau
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Je savais que j’arriverais à gagner entre cinq et six francs par jour, et avec cela, je m’arrangeais dans l’avenir une existence dont les perspectives effaçaient ce que le présent avait parfois de trop intolérable.
Pendant le dernier hiver que je passai chez mes patrons, les commandes furent si nombreuses et si pressantes qu’ils renoncèrent à prendre même un jour de repos par semaine. A peine, deux fois par mois, consentaient-ils à m’accorder une heure pour courir à l’hospice rendre visite aux sœurs qui m’avaient élevée.
Je n’avais jamais failli à ce devoir, mais sur la fin il était devenu ma plus vive jouissance.
C’est que mon patron n’avait pu se dispenser de me payer un peu le surcroît de travail qu’il m’imposait. Je disposais de quelques francs toutes les semaines, et je les portais aux pauvres petites filles de l’hospice. Après avoir vécu toute ma vie de la charité publique, je faisais l’aumône à mon tour, je donnais, et cette pensée où se délectait ma vanité me grandissait à mes yeux…
Enfin, j’allais avoir quinze ans, et j’entrevoyais le terme de mon apprentissage, quand par une belle journée du mois de mars, pendant que je vaquais à je ne sais quels soins du ménage, je vis arriver à l’atelier une des sœurs converses de l’hôpital.
Elle était rouge, tout effarée, et si essoufflée d’avoir monté vite l’escalier, que c’est bien juste si elle put ma dire:
– Vite, venez, suivez-moi, on vous attend.
– Qui?.. Où?..
– Arrivez. Ah!.. chère petite, si vous saviez…
J’hésitais, ma patronne me poussa.
– Va donc, petite bête!..
Je suivis la converse sans songer à changer de vêtements, sans retirer seulement le tablier de cuisine que j’avais devant moi.
En bas, devant la porte, était la plus magnifique voiture que j’eusse vue de ma vie… Le dedans, tout capitonné de soie claire, me semblait si beau que je n’osais approcher. Un valet de pied tout chamarré d’or qui tenait respectueusement la portière, achevait de m’intimider.
– Il faut cependant monter, me dit la sœur converse, c’est là dedans que je suis venue.
Je montai, la tête absolument troublée, et avant d’être revenue de mon étourdissement, j’arrivais à l’hospice, dans ce «bureau» où avait été rédigé mon contrat d’apprentissage…
Dès que je parus, Mme la supérieure me prit par la main, et m’attirant vers un homme âgé, debout près de la fenêtre:
– Marguerite, me dit-elle, saluez M. le comte de Chalusse.
IX
Depuis un moment déjà, on entendait au dehors, dans le vestibule, un mouvement inusité, des pas qui allaient et venaient, des trépignements et le murmure étouffé de voix se consultant.
Impatienté et croyant comprendre ce dont il s’agissait, le juge de paix se leva et courut ouvrir.
Il ne s’était pas trompé. Le greffier était revenu de déjeuner; il n’osait troubler le magistrat, et cependant, le temps lui paraissait long.
– Ah!.. c’est vous, monsieur, fit le vieux juge. Eh bien! commencez l’inventaire des objets en vue, je ne tarderai pas à vous rejoindre.
Et refermant la porte, il revint s’asseoir…
C’est à peine si Mlle Marguerite s’était aperçue de son mouvement, et il n’avait pas repris sa place que déjà elle poursuivait:
– De ma vie je n’avais aperçu un homme aussi imposant que le comte de Chalusse… Tout en lui, son attitude, sa haute taille, la façon dont il était vêtu, son visage, son regard, devait frapper de respect et de crainte une pauvre enfant comme moi…
Et c’est à peine si j’eus assez de présence d’esprit pour m’incliner devant lui respectueusement.
Lui me dévisagea d’un œil indifférent, et du bout des lèvres laissa tomber ces froides paroles:
– Ah!.. c’est là cette jeune fille dont vous me parliez!
L’accent du comte trahissait si bien une surprise désagréable, que Mme la supérieure en fut frappée.
Elle me regarda et parut indignée et désolée de mon accoutrement plus que modeste.
– Il est honteux, s’écria-t-elle, de laisser sortir une enfant ainsi vêtue!
Et tout aussitôt elle m’arracha, plutôt qu’elle ne dénoua mon tablier de cuisine, et de ses propres mains se mit à relever mes cheveux, comme pour mieux faire valoir ma personne.
– Ah!.. ces patrons, répétait-elle, les meilleurs ne valent rien… Comme ils abusent!.. Impossible de se fier à leurs promesses… On ne peut cependant pas être toujours sur leur dos…
Mais les efforts de Mme la supérieure devaient être perdus. M. de Chalusse s’était détourné d’un air distrait, et il s’entretenait avec des messieurs qui se trouvaient là.
Car, alors seulement je le remarquai, «le bureau» était plein de monde. A côté du monsieur à calotte de soie noire, cinq ou six autres se tenaient debout, de ceux que j’avais vus venir assez souvent pour inspecter l’hospice.
De qui s’entretenaient-ils?
De moi, bien évidemment, je le reconnaissais aux regards que tous m’adressaient, regards où il n’y avait, d’ailleurs, que bienveillance.
Mme la supérieure était allée se mêler à leur groupe; elle parlait avec une vivacité que je ne lui avais jamais vue, et moi, seule, dans mon embrasure de fenêtre, tout embarrassée de mon personnage, j’écoutais de toutes les forces de mon attention…
Mais j’avais beau tendre outre mesure mon intelligence, je ne comprenais pas grand’chose aux phrases qui se succédaient, non plus qu’aux observations et aux objections. Et à tout moment revenaient les mots de «tutelle officieuse, d’adoption ultérieure, de commission administrative, d’émancipation, de dot, de compensation, d’indemnité pour les aliments fournis…»
Un seul fait précis ressortait pour moi de tout ce que je voyais et entendais.
M. le comte de Chalusse demandait une certaine chose, et les messieurs, en échange, en exigeaient d’autres, et encore, et toujours davantage, à mesure qu’il répondait:
– Oui, oui, c’est accordé, c’est entendu!
Même, à la fin, il me sembla qu’il s’impatientait, car c’est de la voix brève que donne l’habitude du commandement qu’il répondit:
– Je ferai tout ce que vous voulez… Souhaitez-vous quelque chose de plus?..
Les messieurs aussitôt se turent, et Mme la supérieure se mit à protester que M. le comte était trop bon mille fois, mais qu’on n’avait pas attendu moins de lui, dernier représentant d’une de ces grandes et anciennes familles, où la charité est une tradition.