La vie infernale. Emile Gaboriau
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Et je me mis à fixer le comte de Chalusse, essayant de découvrir dans ses traits quelque chose des miens, m’efforçant de saisir une vague ressemblance. Lui ne paraissait pas s’apercevoir de l’obstination de mon regard, et poursuivant une pensée obsédante, il murmurait:
– Le hasard!.. il fallait qu’on y crût… on y a cru… Et cependant, les plus habiles chercheurs de Paris, depuis le vieux Tabaret jusqu’à Fortunat, le dénicheur d’héritages, les maîtres dans l’art de suivre une piste, ont épuisé leurs ressources à seconder mes recherches acharnées!..
L’angoisse me devenait intolérable, aussi, n’y tenant plus:
– Alors, monsieur le comte, dis-je avec un horrible battement de cœur, vous êtes mon père, c’est vous…
De la main, il me ferma la bouche si violemment qu’il me fit mal, et d’une voix sourde:
– Imprudente!.. malheureuse enfant, balbutia-t-il, que venez-vous de dire!.. Oubliez jusqu’à cette funeste pensée… Ce nom de père, ne le prononcez jamais. Vous m’entendez: jamais!.. je vous le défends!..
Il était devenu extraordinairement pâle, et ses regards effarés erraient de tous côtés, comme s’il eût frémi qu’on ne m’eût écoutée, comme s’il eût oublié que nous étions seuls, dans une voiture emportée au galop.
Moi, cependant, j’étais perdue de stupeur, et mortellement épouvantée de ce soudain effroi que M. de Chalusse n’avait pu maîtriser.
Qu’est-ce que cela signifiait? Quels douloureux souvenirs, quelles mystérieuses appréhensions avais-je fait tressaillir au fond de l’âme de ce vieillard, mon tuteur, désormais, mon maître!..
Je ne pouvais concevoir ni m’imaginer ce qu’il avait trouvé à ma question d’extraordinaire et d’inattendu. Je la jugeai toute naturelle au contraire, dictée par les circonstances, imposée par la conduite et par les paroles du comte.
Et, en dépit du désordre de ma pensée, cet inexplicable murmure qu’on appelle le pressentiment, bourdonnait au dedans de moi:
– Il t’a défendu de l’appeler ton père, il ne t’a pas dit qu’il ne l’est pas.
Mais je n’eus le loisir ni de réfléchir ni d’interroger surtout, M. de Chalusse. En ce moment, je m’en sentais le courage… Je ne l’osai jamais par la suite.
Notre voiture gravissait alors au grand trot la rampe roide du chemin de fer de Lyon. Bientôt nous mîmes pied à terre dans la cour de la gare.
Là, j’eus la première notion exacte de la féerique puissance de l’argent, moi, pauvre fille élevée par la charité publique, moi qui, depuis trois ans, travaillais pour ma seule subsistance.
M. de Chalusse était attendu par ceux de ses gens qui devaient nous accompagner, ils avaient pensé à tout, ils avaient tout prévu.
Je n’avais pas eu le temps de regarder autour de moi que déjà nous étions sur le quai, devant un train prêt à partir. En face, sur une plate-forme, je reconnus, fixée et amarrée, la berline de voyage qui nous avait amenés. Je m’apprêtais à y monter, car déjà les employés criaient: «En voiture, messieurs les voyageurs!» quand M. de Chalusse m’arrêta.
– Pas ici, me dit-il; venez avec moi.
Je le suivis, et il me mena à un wagon magnifique plus grand et plus haut que tous les autres, portant, au centre, en relief, les armes des Chalusse.
– Voici votre voiture, chère Marguerite, me dit-il.
J’y entrai. La vapeur siffla; le train était parti…
Mlle Marguerite succombait de lassitude, la sueur perlait à ses tempes, sa poitrine haletait, sa voix commençait à se trahir…
Le juge de paix s’effraya presque.
– De grâce, mademoiselle, interrompit-il, reposez-vous, rien ne nous presse.
Mais elle, secouant la tête:
– Mieux vaut finir, fit-elle, après je n’aurais plus la courage de reprendre.
Et elle continua:
– Un tel voyage, pour moi qui n’étais jamais allée plus loin que Versailles, eût dû être un long enchantement…
Notre wagon, le wagon de M. de Chalusse, était une de ces dispendieuses fantaisies que peu de millionnaires se permettent… Il se composait d’un salon, qui était un chef-d’œuvre de goût et de luxe, et de deux compartiments, un à chaque bout, formant deux chambres avec leurs lits de repos…
Et tout cela, le comte ne se lassait pas de me le répéter, était à moi, à moi seule…
C’est appuyée sur des coussins de velours que je regardais par la portière surgir et s’évanouir aussitôt les paysages… Penché près de moi, M. de Chalusse me nommait toutes les villes et les moindres villages que nous traversions: Brunoy, Melun, Fontainebleau, Villeneuve, Sens, Laroche…
Et à toutes les stations, dès qu’il y avait cinq minutes d’arrêt, les domestiques qui voyageaient dans la berline accouraient nous demander nos ordres…
A Lyon, au milieu de la nuit, un souper nous attendait, qu’on servit dès que nous descendîmes de wagon… puis on nous avertit de remonter, et le train repartit…
Quels émerveillements pour une pauvre petite ouvrière de quinze ans, qui, la veille encore, bornait ses plus hautes ambitions à un gain de cinq francs par jour!.. Quel foudroyant changement!.. Le comte m’avait fait me retirer dans une des chambres du wagon, et là, le sommeil me gagnant, je finissais par perdre l’exacte notion de moi, ne sachant plus distinguer la réalité du rêve.
Cependant, une inquiétude m’obsédait, dominant l’étourdissement: l’incertitude de ce qui m’attendait au bout de cette longue route.
M. de Chalusse restait bon et affectueux avec moi; mais il avait repris son flegme habituel, et mon bon sens me disait qu’à le questionner je perdrais mes peines.
Enfin, le lendemain, après trente heures de chemin de fer, nous remontâmes dans la berline attelée de chevaux de poste, et peu après M. de Chalusse me dit:
– Voici Cannes… Nous sommes arrivés.
Dans cette ville, une des plus charmantes qui se mirent aux flots bleus de la Méditerranée, le comte possédait un véritable palais, au milieu d’un bois d’orangers, à deux pas de la mer, en face de ces deux corbeilles de myrtes et de lauriers roses, qu’on appelle les îles Sainte-Marguerite.
Il se proposait d’y passer quelques mois, le temps qu’il faudrait à mon apprentissage du luxe.
C’est que, dans ma situation nouvelle, j’étais incroyablement gauche et sauvage, d’une timidité extraordinaire, que redoublait mon orgueil, et si dépaysée que j’en étais à ne plus savoir, pour ainsi dire, me servir de mes mains, ni marcher, ni me tenir. Tout m’embarrassait et m’effarouchait. Et, pour comble, j’avais