La vie infernale. Emile Gaboriau

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La vie infernale - Emile Gaboriau

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Je dépérissais d’ennui, moi toujours accoutumée au travail, au mouvement, au bruit. Et je me sentais tout émue de joie, à l’idée que j’allais me trouver au milieu de jeunes filles de mon âge que j’aimerais et qui m’aimeraient.

      Malheureusement, M. de Chalusse, qui prévoyait tout, avait oublié une circonstance qui devait faire des deux années que j’ai passées à Sainte-Marthe, une lente et cruelle agonie.

      Je fus d’abord amicalement accueillie de mes compagnes… Une «nouvelle» qui rompt la monotonie est toujours bien venue. Mais on ne tarda pas à me demander comment je m’appelais, et je n’avais d’autre nom à donner que celui de Marguerite… On s’étonna, on voulut savoir ce que faisaient mes parents… je ne sais pas mentir, j’avouai que je ne connaissais ni mon père ni ma mère…

      Dès lors, «la bâtarde,» on m’avait surnommée ainsi, fut reléguée à l’écart… On s’éloigna de moi pendant les récréations… Ce fut à qui ne serait pas placée près de moi à l’étude… à la leçon de piano, celle qui devait jouer après moi affectait d’essuyer soigneusement le clavier.

      Bravement, j’essayai de lutter contre cette réprobation injuste, et de la vaincre. Inutiles efforts!.. J’étais trop différente de toutes ces jeunes filles… D’ailleurs, j’avais commis une imprudence énorme… J’avais été assez simple pour laisser voir à mes compagnes les magnifiques bijoux dont M. de Chalusse m’avait comblée, et que je ne portais jamais… En deux occasions, j’avais prouvé que je disposais à moi seule de plus d’argent que toutes les élèves ensemble…

      Pauvre, on m’eût peut-être fait l’aumône d’une hypocrite pitié… Riche, je devins l’ennemie… Ce fut la guerre, et une de ces guerres sans merci comme il s’en voit parfois au fond des couvents…

      Je vous épouvanterais, monsieur, si je vous disais quels raffinements de cruauté inventèrent ces filles de hobereaux pour satisfaire la haine que leur inspirait l’intruse…

      Je pouvais me plaindre… je jugeais cela au-dessous de moi…

      Comme autrefois, je renfermai en moi le secret de mes souffrances, et je mis mon orgueil à ne montrer jamais qu’un visage placide et souriant, disant à mes ennemies que mon cœur planait si haut au-dessus d’elles, que je les défiais de l’atteindre.

      Le travail fut mon refuge et ma consolation; je m’y jetai avec l’âpreté du désespoir.

      Cependant je serais sans doute morte à Sainte-Marthe sans une circonstance futile.

      Un jour de composition, j’eus une discussion avec ma plus implacable ennemie: elle se nommait Anaïs de Rochecote.

      J’avais mille fois raison, je ne voulais pas céder, la directrice n’osait pas me donner tort.

      Furieuse, Anaïs écrivit à sa mère je ne sais quels mensonges. Mme de Rochecote intéressa les mères de cinq ou six élèves à la querelle de sa fille, et un soir, ces dames vinrent toutes ensemble, noblement et courageusement demander l’expulsion de «la bâtarde.» Il était inqualifiable, disaient-elles, inouï, monstrueux, qu’on osât admettre dans la maison d’éducation de leurs enfants, une fille comme moi, sans nom, issue on ne savait d’où, et qui, pour comble, humiliait les autres de ses richesses suspectes.

      La directrice voulut prendre mon parti; ces dames déclarèrent que si je n’étais pas renvoyée elles retireraient leurs filles… C’était à prendre ou à laisser…

      Je ne pouvais pas n’être pas sacrifiée…

      Prévenu par le télégraphe, M. de Chalusse accourut, et le lendemain même, je quittais Sainte-Marthe au milieu des huées!..

      X

      Déjà, le matin même, le juge de paix avait pu voir de quelle virile énergie le malheur avait trempé Mlle Marguerite, cette belle jeune fille si timide et si fière.

      Il n’en fut pas moins surpris de l’explosion soudaine de sa haine.

      Car elle haïssait. Le seul frémissement de sa voix, en prononçant le nom d’Anaïs de Rochecote, disait bien qu’elle était de ces âmes altières qui ne sauraient oublier une offense.

      Nulle trace ne restait de sa fatigue si grande: elle s’était redressée, et le souvenir de l’odieux et lâche affront dont elle avait été victime, empourprait sa joue et allumait des éclairs au fond de ses grands yeux noirs.

      – Cette atroce humiliation n’a guère plus d’un an de date, monsieur, reprit-elle, et maintenant il me reste peu de chose à vous apprendre.

      Mon expulsion de Sainte-Marthe transporta d’indignation M. de Chalusse. Il savait une chose que j’ignorais, c’est que Mme de Rochecote, cette femme si sévère et si intraitable, était absolument décriée pour ses mœurs…

      La première inspiration du comte fut de lutter et de se venger, car, avec ses apparences glaciales, il était la violence même. J’eus toutes les peines du monde à l’empêcher d’aller provoquer le général de Rochecote, qui vivait encore à cette époque.

      Cependant il importait de prendre un parti pour moi.

      M. de Chalusse me proposa de me chercher une autre maison d’éducation, me promettant, instruit qu’il était par une désolante expérience, de prendre assez de précautions pour assurer mon repos.

      Mais je l’interrompis, dès les premiers mots, pour lui dire que je rentrerais à mon atelier de reliure plutôt que de hasarder une nouvelle épreuve.

      Et ce que je disais, je le pensais.

      Un subterfuge indigne de moi – une supposition de nom, par exemple – pouvait seul me mettre à l’abri des avanies de Sainte-Marthe. Or, je me savais incapable de soutenir un mensonge… je sentais qu’au premier soupçon je confesserais tout.

      Ma fermeté eut cet avantage de rendre quelque résolution à M. de Chalusse.

      Il s’écria, en jurant – ce qui ne lui arrivait presque jamais – que j’avais mille fois raison, qu’il était las, à la fin, de trembler et de se cacher, et qu’il allait prendre ses mesures pour me garder près de lui.

      – Ainsi, conclut-il en m’embrassant, le sort en est jeté, et il arrivera ce qui pourra!..

      Mais ces mesures dont il parlait exigeaient un certain délai, et en attendant il décida qu’il m’établirait à Paris, la seule ville où on puisse échapper aux indiscrétions.

      Il acheta donc pour moi, non loin du Luxembourg, une maison petite et commode, avec un jardinet sur le devant, et il m’y installa avec deux vieilles bonnes et un domestique de confiance.

      Comme il me fallait, en outre, un chaperon, il se mit en quête et m’amena Mme Léon.

      Le juge de paix, à ce nom, releva un peu la tête, enveloppant Mlle Marguerite d’un regard perspicace.

      Il espérait que quelque chose en elle lui apprendrait ce qu’elle pensait au juste de la femme de charge, et quel degré de confiance elle lui accordait.

      Mais elle fut impénétrable.

      – Après tant de traverses, poursuivit-elle, j’ai pu croire un instant que la destinée se lassait.

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