Le Grand Ski-Lift. Anton Soliman
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Lâarrivée était une construction de béton armé, protégée par une ligne de sommets. Vers lâouest, à quelques centaines de mètres de la construction, il y avait un autre col dâoù on accédait au dernier plateau ; il sâagissait probablement de la cuvette mentionnée par le guide, celle quâils traverseraient à pied le lendemain, jusquâaux pistes périphériques du Grand Ski-lift.
Le machiniste actionna une sonnette et le bruit des moteurs de lâinstallation cessa aussitôt. Un grand silence tomba.
â Je vous accompagne à vos chambres, dit le machiniste en indiquant un escalier de bois qui conduisait à un long couloir. Ce nâest pas vraiment un refuge, ici, mais le directeur a fait aménager deux petites chambres pour les skieurs de passage.
La chambre attribuée à Oskar était chauffée par un poêle électrique sûrement allumé depuis peu ; la petite pièce était encore glacée. Le plafond bas reposait presque sur le mobilier composé de lits superposés en fer, de deux chaises et dâune table supportant une bougie.
La vitre de la petite fenêtre était couverte dâune mince couche de glace transparente qui déformait la vue que lâon avait de lâextérieur : on aurait dit quâun océan bleu ondoyait, chaotique.
â Mettez-vous à lâaise, il nây a pas grand-chose à faire, ici. La salle à manger est en bas, il y a une cheminée. On mangera tôt, si ça ne vous dérange pas, mettons à sept heures.
Oskar pensa que le machiniste devait être aigri par la vie solitaire quâil menait. Peut-être lâhomme aurait-il été encore plus malheureux au village, aux côtés dâune vieille épouse. Il nâavait vu personne de gai, à Valle Chiara, les gens marchaient en général en silence, lâair brisé. Il se rappela des Mangeurs de pommes de terre de Van Gogh.
Il faisait froid dans la pièce, aussi posa-t-il ses bagages pour sortir aussitôt ; le soleil brillait encore. Derrière la construction de béton, au nord, le paysage était borné par les cimes des montagnes, qui empêchaient de voir les territoires du Grand Ski-lift. Au sud, par contre, un demi-cercle blanc sâétendait, coupé en deux par les câbles dâacier du téléphérique qui arrivaient en faisant une saillie de la vallée quâil avait quittée.
Il se rendait compte que, de lâesplanade de Valle Chiara, il nâaurait jamais pu imaginer trouver en altitude un spectacle naturel aussi imposant. Il était sans aucun doute entré dans un autre monde. Il nâaurait pas été étonné si, au coucher du soleil, deux lunes sâétaient levées.
Il se trouvait dans le territoire des monts de la Sierra, en bordure du Grand Circuit. Un endroit encore vierge. Oskar nâavait quâune connaissance vague de la géographie, et il nâétait encore jamais venu dans cette région. Cela faisait dâailleurs plusieurs années quâil nâallait plus à la montagne : câétait une activité exigeante, pour laquelle il fallait un état dâesprit favorable. Enfant, il allait souvent skier, mais câétait une autre époque, antérieure aux grands Attachements au sein desquels la Chaleur lui montrait les traces quâil devait suivre. Câétait comme si, à cette époque, sa conscience nâavait été sensible quâaux infrarouges. En fait, face aux mystérieux champs de neige, il avait toujours ressenti une sensation dâégarement, se demandant, en proie à une sensation de mystère : « Que peut-il y avoir derrière ces sommets ? »
Il fut encore une fois sidéré par le panorama grandiose des plateaux, immenses et sans limites : pour lui, ces lieux auraient aussi bien pu avoir été montés la nuit précédente par de mystérieux architectes.
Le soleil était bas, effleurant à peine le manteau neigeux ; les plaques de glace brillaient sous la lumière quâil réfléchissait. Le paysage pénétra avec force dans le cerveau dâOskar, et balaya toute la mélancolie accumulée dans les petites rues boueuses de Valle Chiara, dans lesquelles il avait subi lâenvoûtement dâun Archétype.
La salle à manger du machiniste avait été confortablement aménagée, il y avait quelques meubles de bonne facture. Une grande cheminée était allumée sur le côté. La table était mise, le machiniste annonça quâil avait préparé un ragoût de viande :
â Du gibier, déclara-t-il, lâair satisfait. Il y a beaucoup de cerfs par ici, les bois sont pleins dâanimaux parce que plus personne ne vit ici, sur la Sierra, ajouta-t-il.
â Tu veux dire quâil nây a pas âme qui vive aux alentours ? demanda Oskar.
â Ces sont des zones dépeuplées, maintenant ! Lâélevage a été abandonné, les montagnes sont retournées à lâétat sauvage. Pas vrai, Mario ?
Au signe dâassentiment du guide, il poursuivit :
â Il y a quelques années, des touristes venaient lâété pour des randonnées, mais ça a été une mode passagère, câest trop dur, la montagne. Ils allaient aussi loin quâune jeep pouvait se traîner, mais le gouvernement les a interdites, parce quâelles perturbent le Grand Ski-lift.
â Pas de mouvement, donc, par ici. Mais la construction de lâinstallation amènera sûrement des touristes ! affirma Oskar pour dire quelque chose, bien quâil connût déjà la réponse.
Le machiniste mâchait son fromage, mais il répondit quand même, la bouche pleine :
â Pour ce que jâen sais, ils sont en train de faire une période dâessai. Il nây aura en tout et pour tout quâune dizaine de personnes qui sont passées jusquâà aujourdâhui. Un peu à la montée, dont le maire, et le reste à la descente. Certains viennent du Grand Ski-lift, en général des skieurs perdus en hors-piste -lâhomme se mit un nouveau morceau de fromage à la bouche- mais les illegales sont arrivés presque tout de suite, ils prenaient les cabines dâassaut dès quâelles avaient passé le col.
â Câest-à -dire ? Oskar était intrigué.
â Eh bien ces singes-là sâagrippaient aux cabines en se jetant des pylônes, et puis, avant dâarriver dans la vallée, à lâendroit où le câble passe en traînant presque au sol, ils se jetaient dans les arbres de la forêt.
â Quâest-ce que vous avez fait ?
â Nous avons arrêté les installations qui tournaient à vide toute la journée pour attirer les touristes, câest du moins ce quâespérait le directeur. Mais avec ces Asiatiques qui rodent dans la Sierra, toutes les voies de communication doivent être attentivement surveillées.
â Il y a vraiment des clandestins partout !