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–Je ne comprends toujours pas la raison…
Dès que Louise fut près d'eux, Lucy prit le champagne.
–À toi de la déboucher, lui dit-elle en la lui tendant.
–Ma promenade est terminée à ce qu'il semble, observa-t-il en prenant la bouteille.
–Tu es de mauvaise humeur! Louise m'avait prévenue. Et moi qui me suis pomponnée!» Elle fit la moue.
Sonny la regarda. Elle portait une courte et élégante robe bleue qui laissait deviner les courbes généreuses de sa poitrine et la ligne sinueuse de sa taille. Ses cheveux étaient ramassés sur sa nuque en un chignon doux: elle était belle, oui, mais il la connaissait depuis qu'elle était enfant et continuait à la voir comme la petite soeur de son ami Paul.
«Excuse-moi, je me sens nerveux. Si tu es venue jusqu'ici et que tu as voulu du champagne, il doit y avoir une bonne raison. À quoi devons-nous trinquer cette fois?
–C'est le cas, en effet. Elle s'empara des coupes et poursuivit quand Louise eut battu en retraite. Tu te souviens de l'essai que je devais faire au théâtre?
–Bien sûr que je m'en souviens. Et alors?
–Je l'ai fait et… Ils m'ont prise!
Il écarquilla les yeux, stupéfait.
–Je n'arrive pas à y croire!
–Ah, merci! Tu sais vraiment comment me faire sentir fière de moi.
–On ne pourrait pas s'arrêter et faire une pause? râla-t-il.
–Je suis venue ici pour fêter mon nouveau et unique travail, et je voudrais que tu sois heureux pour moi.
–Tu m'avais dit que tu étais retournée à tes études cette fois, mais je ne t'ai pas crue. Et tu me prouves que, quand tu veux, tu peux en être capable. Je suis heureux pour toi. Il la vit sourire.
–Merci!»
Sonny versa le champagne dans les deux coupes qu'elle serrait dans ses mains, puis en prit une. «Félicitations pour ta carrière dans le théâtre, alors.»
Ils firent tinter le cristal et burent en silence.
Ce fut Lucy qui reprit la parole. «Tu sais, j'en avais assez de me voir avec le visage paralysé pour sourire pendant des heures devant un appareil photo. C'est bien mieux de jouer et d'avoir un contact direct avec les gens.
–Je ne peux pas te donner tort.»
Elle lui demanda de remplir son verre, le vida d'un trait et le lui tendit à nouveau.
Sonny la regarda boire avec entrain et fronça les sourcils.
«J'espère que tu te surveilles avec l'alcool. Ça fait un moment que je te vois t'y adonner.
–Ne t'inquiète pas, je ne bois pas tant que ça. Et surtout, je ne deviendrai jamais comme ton ex-femme Leen, si c'est ce que tu crains: je ne suis pas si désespérée.
–Bien, j'espère vraiment!
–Je vais de l'avant comme tu vois, et sacrément bien; c'est toi qui es encore lié à ton passé. Quand te décideras-tu à te libérer de ce qu'il t'est arrivé? Tu as changé par rapport à l'année passée, mais je ne voudrais pas que tu dévies de ta route vers quelque chose de mauvais et nocif pour toi.
–Mais qu'est-ce que tu racontes? lui demanda-t-il irrité.
–Voilà, tu vois? J'aurais bien envie de te répondre du tac au tac, mais je me sens trop heureuse aujourd'hui pour vouloir me disputer. Et maintenant, je suis sérieuse.
–Je te préfère comme tu étais avant, dans ce cas.
Elle gonfla les joues et souffla l'air dehors.
–Écoute: tu te souviens de ce que tu m'as dit le soir où Ester devait quitter New York et que je t'ai accusé de ne pas être assez amoureux d'elle, parce que tu t'étais résigné à la laisser partir sans lutter?
Sonny ferma les yeux et chercha ces heures néfastes dans sa mémoire. C'était un peu avant que Leen essaie de le tuer. Lucy était arrivée dans son dos en lui apportant à boire, exactement comme elle l'avait fait peu avant.
–Non. Ça ne me revient pas à l'instant.
–Tu m'as dit: "J'ai comme une épingle plantée dans le coeur. Une douleur subtile, persistante, qui ne me laisse pas en paix, mais avec laquelle je vais devoir cohabiter jusqu'à je ne sais quand. Je suis juste mieux préparé que toi à la supporter."
–Mes compliments quelle mémoire!
–Je ne pourrais pas espérer faire du théâtre si je n'en avais pas. Et cette réponse est restée imprimée dans mon esprit. Mais revenons à ceci: "Je suis juste mieux préparé que toi à la supporter”. Tu dirais de nouveau ça, aujourd'hui? Il me semble que je réagis mieux que toi à la douleur.
–Vraiment?! Et qu'est-ce qui te fait penser ça?
–Le fait que j'essaie de m'améliorer, alors que tu ne fais qu'empirer.
–Bah, c'est facile de s'améliorer quand on part d'en bas…» Il s'interrompit. Merde!
La phrase lui avait échappé. Il avait touché son point faible cette fois: l'estime de soi.
Il entendit son amie retenir sa respiration.
«Pardonne-moi, Lucy, je ne voulais pas être si blessant, vraiment…» s'empressa-t-il de dire en posant une main sur son bras.
Elle baissa les yeux sur la coupe qu'elle tenait entre ses doigts, comme si elle contemplait les bulles qui remontaient du fond vers la surface, puis le regarda à nouveau en face, les yeux brillants. «Jusqu'il y a peu, tu ne m'aurais jamais dit une méchanceté de ce genre. Moi peut-être, mais pas toi. Ça ne t'évoque rien?
Sonny soupira.
–Ça m'évoque que c'est peut-être mieux d'interrompre cette conversation et de se revoir à un meilleur moment. Je ne suis pas d'humeur aujourd'hui à ce qu'il semble et je m'en tire avec des phrases malheureuses, c'est pour ça que j'aurais préféré que tu m'appelles avant de me faire une surprise. Même si ça me fait plaisir de te voir, il y a des moments où c'est mieux de rester seul. Ça ne veut pas dire que je ne t'aime pas. Il lui sourit.
Lucy lui prit le verre et la bouteille des mains.
–Bien! Dans ce cas, la prochaine fois qu'on se reverra, fais en sorte que ce soit toi qui apportes le champagne: je n'arrive pas du tout à imaginer quelle raison tu auras de célébrer quelque chose pour l'instant, mais quoi que ce soit, je serai très contente de la partager avec toi.» Elle tourna les talons et le planta là dans le jardin, près de la fontaine.
Lucy posa la bouteille et les verres sur le bar du salon puis, d'un sourire forcé, salua Louise qui la précéda pour lui ouvrir la porte de la maison. Son sourire s'évanouit quand elle monta en voiture pour laisser à ses yeux la liberté d'exprimer ses émotions par des larmes.