Symbolistes et Décadents. Gustave Kahn
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La Vogue était plus sérieuse; elle fut la première revue symboliste, et si elle mourut jeune, au moins ses collections furent-elles presqu'immédiatement recherchées. On sentit tout de suite combien on avait eu tort de l'acheter si peu, et elle donna aux libraires avisés et à des courtiers teintés de littérature d'assez agréables bénéfices. Elle eut de la gloire mi-vivante mi-posthume. Pourtant, tout en contenant de fort belles choses, et notamment les Moralités légendaires de Jules Laforgue en grande partie, elle était dirigée avec assez de paresse, et son directeur, c'est-à-dire moi, avait une tendance excessive à juxtaposer à de la copie purement littéraire des textes d'érudition qui n'y étaient point absolument nécessaires. Mais on comptait sur l'avenir, et l'on voulait être complet. La collection de La Vogue, sur laquelle je n'insisterai point autrement, démontre pourtant deux choses: d'abord que le fameux dénigrement qu'on nous reprocha n'était point notre tendance, et que si nous dénigrâmes nous ne le fîmes que pour notre légitime défense et après d'injustes attaques, puisqu'on ne saurait trouver dans La Vogue d'autres articles critiques qu'un article très camarade que je fis pour l'apparition des Cantilènes de Jean Moréas, en dehors de ceux très intéressants de Félix Fénéon sur les Impressionnistes. Pourtant nous avions le papier tout prêt et la plume alerte et l'on ne nous ménageait pas, mais nous étions fort pacifiques.
Tout récemment, j'eus l'occasion de retracer le passé de La Vogue; deux jeunes poètes, Tristan Klingsor et Henry Degron, me demandèrent l'autorisation d'arborer mon vieux titre sur une jeune revue qui devait se conformer, m'affirmait-on, aux traditions intransigeantes de l'ancienne Vogue. Je leur donnai une lettre-préface, on pourrait dire, étant donné l'épigraphe, «Vogue la Galère», auteur Jules Laforgue, parrain de la revue, des lettres de marque. Encore une fois, le petit steamer partit, chargé d'espoirs argonautiques, avec le salut amical de son ancien pilote. Le rôle grave de préfacier que j'avais assumé fait qu'il manque pourtant dans ces pages quelques détails que le côté d'apparat de ma besogne me commandait de passer sous silence. Et, d'abord, je n'y pouvais faire remarquer combien le titre, il est vrai, heureusement corrigé par l'épigraphe, était mauvais. C'est l'éloge de La Vogue et des œuvres qu'elle publia, dans sa première série, qu'on ne pensa jamais en citant son titre, devenu une sorte de nom propre, à la vulgarité du mot «vogue» conçu en son sens ordinaire, et à tout ce qu'il indique de plate poursuite du succès courant, et de course à quatre pattes vers la vulgarité. Le titre avait été trouvé par M. Léo d'Orfer, un décadent qui avait fondé cette revue et m'en avait confié le secrétariat de la rédaction, à cause de sa foi en mon génie et surtout parce qu'il me considérait très apte, en cas de difficultés vitales, à assurer la vie de l'organe. M. Léo d'Orfer avait découvert, c'est trop peu dire, inventé un éditeur, M. Barbou, venu à Paris pour y acquérir un fonds de papeterie au quartier des écoles. M. d'Orfer, qui avait la pratique des affaires et le don communicatif du mirage, transforma avec rapidité, semble-t-il, les ambitions de M. Barbou. Quand je vis celui-ci, il ne demandait pas mieux que de fonder une revue et d'éditer tous les livres; il assurait même, à chaque auteur, qu'il tenait à ses œuvres d'une façon toute espéciale; et comme les plus belles choses ont le pire destin, au bout de cinq semaines M. Barbou lâchait pied et repartait à la campagne se refaire une santé. J'avais dû déjà annoncer à M. d'Orfer que je partirais, que je démissionnerais, s'il persistait à vouloir publier, à côté de la revue, un supplément où son intention était de considérer avec indulgence les productions de l'abonné, ou d'amis dont il jugeait indispensable, autrement que littérairement, de publier les œuvres. Ce n'était point que toutes ces pages fussent sans intérêt, mais l'ensemble du choix ne me paraissait pas cadrer avec mes intentions de revue intransigeante.
Nous choisîmes donc cette occasion de l'effacement de M. Barbou pour nous séparer, et je fis reparaître, après trois semaines d'intervalle qui me parurent opportunes, La Vogue, mieux à mon image. Ce fut encore un petit épisode de la lutte entre les décadents et les symbolistes sur le même tremplin.
Mallarmé m'avait dit quand je lui avais conté l'apparition prochaine de la revue, et son nom: «C'est le dernier titre que je choisirais» je répondis «et moi donc, mais je pense bien le faire oublier.» nous y avons réussi.
Ce fut à ce moment que deux excellents écrivains, M. Jean Moréas et M. Paul Adam, jugèrent que le moment était venu de saisir le monde par la voix des quotidiens de la nouvelle bonne nouvelle littéraire. Les tendances nouvelles se vulgarisaient, il se formait des groupes et des sous-groupes, malgré qu'il y eut des individualités suffisantes; donc MM. Jean Moréas et Paul Adam s'en furent trouver, au Figaro, M. Marcade et obtinrent l'insertion d'un manifeste littéraire quelque peu égoïste, où ils dépeignaient le mouvement symboliste à leurs couleurs, en assumaient, de leur propre mandat, la tâche et tentaient de se constituer chefs d'école. On leur en adressa de justes reproches, et puis l'on en sourit. On se rendit compte que si M. Marcade avait voulu considérer en MM. Moréas et Adam les chefs de l'école symboliste, c'était pour cette raison seule, qu'ignorant tout à fait du symbolisme, comme de toute autre matière littéraire, il en était réduit à se fier aux lumières des personnes qui prenaient la peine de l'aller voir. Il faut dire aussi que M. Marcade était sourd comme une cave, et qu'il n'eut même de M. Paul Adam, qu'une idée purement visuelle. Seul M. Moréas, dont la voix contenait des tonnerres, put faire parvenir à l'entendement de M. Marcade quelques propos esthétiques. M. Marcade, bon vieillard, portait, il est vrai, tout près de la bouche de son interlocuteur, sa conque auditive, mais pour utiliser cet accueil amène, une voix de stentor était au moins nécessaire.
Le lendemain de la publication de ce manifeste M. Paul Adam dit à M. Jean Moréas «On va vous traiter de Daudet» et M. Moréas assura que cela lui était égal; pour l'intelligence de ce propos on se souviendra que Daudet, le plus faible et le moins inventeur des écrivains naturalistes, fut celui qui força le premier le succès, avec Fromont jeune, et plut aux masses en vulgarisant la formule naturaliste. Néanmoins, on ne tint pas longtemps rigueur à ces Messieurs de l'extension de pouvoirs qu'ils s'étaient offerts, ou de l'initiative abusive et usurpatrice qu'ils avaient prise. En tout cas, j'y demeurais fort indifférent; s'ils avaient le Figaro, n'avais-je pas La Vogue, et sachant à quoi s'en tenir, on continuait à marcher ensemble, la jeunesse cordiale étant chez tous (encore que M. Moréas nous devança tous d'un bon lustre), trop forte pour qu'on s'arrêtât longtemps à des misères de publicité.
Jules Laforgue était alors à Berlin, ou aux villes d'eaux d'Allemagne, lecteur de l'impératrice Augusta. Cette place lui avait été assurée par les soins de ce sans-patrie de Paul Bourget, chargé par M. Amédée Pigeon, lecteur précédent, de pourvoir à son remplacement. M. Pigeon ayant appris par la voie du Figaro qu'un petit héritage lui incombait, voulait incontinent retrouver ses loisirs et ses travaux de critique d'art. Il fallait un jeune homme aimable et doux, capable de ne point s'occuper de politique. M. Bourget pensa avec raison que la pitié universelle de Laforgue pourrait être assez forte pour s'exercer au moins quelques années au profit des pauvres puissants de ce monde, et connaissant l'urbanité exquise de Jules Laforgue, il le fit choisir; c'était d'Allemagne que m'arrivait sur papier bleu criblé de pattes d'abeilles traînées dans l'encre rouge, la copie de Laforgue; sauf vacances.
M. Moréas était déjà, depuis plusieurs années, un poète intéressant et élégant. Après avoir fait de bons vers réguliers, il pratiquait le vers libéré, abondait en curiosités rhythmiques, intercalait des poëmes en prose dans des romans