Les ailes brûlées. Lucien Biart
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–Alors vous me ferez perdre ma gageure avec notre général; il a prétendu que si je réussissais à vous entraîner chez Mme de Lesrel, vous ne vous apercevriez même pas qu’elle est belle.
–Vous avez gagné, Mauret; je trouve Mme de Lesrel parfaite. Mais ne parlons-nous pas un peu trop d’elle?
–Pas moi, puisque je l’aime.
–Sans espoir?
–Oui, comme tous ceux qui, avant et depuis moi, se sont du premier coup laissé brûler les ailes, selon votre expression.
–Fuyez la flamme.
–Vous oubliez que j’ai les ailes brûlées.
–Pour ma part, dit M. de Lansac, je romprais vite une chaîne qui ne lierait que moi.
–C’est facile à dire. Puis, avec Mme de Lesrel, on croit tout perdu le matin, et, le soir, un mot, un sourire vous rattachent à l’espérance. Tenez, Lansac, elle doit connaître les philtres qu’employaient Circé, Cléopâtre, Diane de Poitiers, et elle vous les fera boire quelque jour.
–Grand merci, s’écria le colonel; par bonheur, je suis trop bien averti pour succomber.
M. de Lansac, chaque semaine environ, rendit visite à Mme de Lesrel, et sa sympathie pour les séduisantes qualités de la jolie femme ne fit que croître. En dépit de son esprit, elle ne se permettait ni malices ni méchancetés à l’adresse de ses amies, et elle savait toujours maintenir la conversation à des hauteurs qui en excluaient la médisance. Mauret avait dit vrai: tous ceux qui approchaient la jeune femme étaient des adorateurs, maintenus dans les bornes du respect le plus strict par l’effet d’une dignité pleine de grâce. Les hommages que lui attirait sa beauté, Mme de Lesrel les rapportait si naturellement à l’amitié, que chacun, bon gré, mal gré, courbait la tête sous ce titre d’ami, et n’osait déclarer tout haut combien il le trouvait insuffisant.
M. de Lesrel, qui ne paraissait que de temps à autre, était, au moral comme au physique, un homme correct. Sûr de sa femme, il voyait sans ombrage l’essaim d’adorateurs dont elle vivait entourée chez elle; car, fière de sa réputation intacte, alors que la mode soufflait aux mœurs de la régence, Mme de Lesrel n’allait nulle part sans son mari.
A la longue, prenant goût à ce salon, surtout à l’intimité courtoise qui y régnait, M. de Lansac se fit une habitude de le traverser deux fois par semaine. Ses opinions en politique et en littérature étaient nettes et saines, il s’animait lorsqu’il s’agissait de les défendre, et lui, le taciturne, devenait soudain éloquent. Dans ces occasions, il voyait le doux regard de Mme de Lesrel s’arrêter sur lui avec curiosité; souvent la jolie femme le mettait aux prises avec un contradicteur, comme si elle eût été heureuse de l’entendre discuter.
Trois mois s’écoulèrent, et ce ne fut plus chaque semaine, mais chaque jour que M. de Lansac fit le pèlerinage de la rue de Courcelles. Il fréquentait les théâtres et ne dédaignait plus les fêtes officielles, heureux d’y voir briller sa belle amie. Un soir, son fidèle Louis, pénétrant dans sa chambre à l’heure où il s’habillait, leva les bras vers le ciel à la vue des fauteuils et du lit couverts de chemises dépliées. de cravates chiffonnées. Son maître, depuis quelque temps, se plaignait avec amertume du peu de soin des blanchisseuses, de l’infériorité de son tailleur sur celui de Mauret, et il recommença ses plaintes.
–Ce n’est pas ça, dit Louis avec le large sourire qui lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles, et en secouant la tête d’un air entendu: le tailleur de monsieur l’habille toujours bien, il n’y a rien à lui reprocher; ce n’est pas ça.
–Et qu’est-ce donc, s’il te plaît?
–Oh! dit Louis, toujours souriant, monsieur a fait une connaissance; voilà tout.
M. de Lansac allait répliquer, il se contint et acheva lentement de s’habiller. Le soir, contre les prévisions de Louis, il rentra vers neuf heures, s’installa près de son feu et se perdit dans une longue rêverie.
IV
Ainsi qu’il l’avait dit à Mauret, M. de Lansac se croyait loin des coups de foudre et des folles passions. Depuis cinq ans, toutes ses facultés étaient concentrées sur un seul point, l’étude approfondie des écrivains militaires. Il rêvait une guerre qui, en le mettant à même d’utiliser le savoir qu’il aurait acquis, lui ferait conquérir les hauts grades qu’il ambitionnait.
Le mot trivial de son domestique le réveilla brusquement et l’amena à réfléchir.
Il sonda son cœur, vit la place énorme prise insensiblement dans sa vie par Mme de Lesrel, et reconnut que l’aimant qui l’attirait rue de Courcelles était quelque chose de plus que de l’amitié.
Un peu effrayé de sa découverte, il sonda plus avant. D’un scrupuleux examen de son âme il tira au clair cette vérité, c’est que le commerce de la jeune femme devenait pour lui un danger. De même que les Russes marchant aveuglément vers Austerlitz, il se laissait attirer par le regard de la charmeuse dont tout l’être respirait la séduction. M. de Lansac appela à son aide sa volonté, son amour-propre, sa raison. La vertu de Mme de Lesrel était incontestable; se donnerait-il, à son âge, le ridicule d’apparaître en amoureux transi! S’exposerait-il, dans une minute d’enivrement, à risquer une déclaration repoussée d’avance?
A trois heures du matin l’officier se débattait encore contre lui-même, essayant de se persuader de la vanité de ses craintes. S’éloigner, renoncer à visiter Mme de Lesrel! A cette idée quelque chose saignait en lui. Cette souffrance eut raison de ses hésitations.
–Il est temps de fuir, se dit-il.
Et, à la grande joie de Louis, il se mit en route le lendemain pour la Bretagne.
Quand M. de Lansac, arrivé durant la nuit, ouvrit les yeux vers neuf heures du matin, il ressentit un bien-être, un sentiment de sécurité semblable à celui qui envahit le cœur des marins, lorsqu’ils découvrent le port après une périlleuse traversée. Il reposait dans la chambre où ses années d’enfance s’étaient écoulées, dans la vieille demeure à l’ombre de laquelle dormaient nombre de ses aïeux. Il se leva, et sa première journée s’écoula à parcourir le parc à peine entretenu, à visiter les coins qui, pour lui, gardaient de chers souvenirs. Il ne s’amusa pas à rêver, acheta un cheval, et, du matin au soir, chevaucha d’un village à l’autre, brisant son corps de fatigue. Il se rendait le plus souvent sur le bord de la mer, distante de vingt kilomètres de son habitation, et dont le grand murmure exerçait sur son esprit une action calmante. Un soir, voyant passer une locomotive qui courait vers Paris, il fut pris d’une violente envie de se rendre à la prochaine gare. Cette révolte de sa volonté valut à son innocente monture un temps prolongé de galop. Deux mois plus tard, assis sur un talus, M. de Lansac regardait défiler avec calme les wagons emportés vers Paris. Il travaillait, et ne songeait plus à Mme de Lesrel que pour voir en elle une amie charmante.
A l’automne, une inspection des travaux exécutés sur la frontière de l’Est, faite en compagnie de son général, absorba si bien M. de Lansac, qu’elle acheva sa guérison, et le mois de novembre le trouva dans son logis, ayant repris sa vie régulière et studieuse.