Les ailes brûlées. Lucien Biart

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Les ailes brûlées - Lucien Biart

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Comment se fait-il que vous soyez ici incognito? car on ne vous voit ni au cercle, ni chez le général, ni…

      –Des affaires de famille, répondit M. de Lansac, m’ont appelé dans mon pays; j’ai ensuite voyagé dans l’Est, vous savez cela. Depuis mon retour, je suis absorbé par un travail qui ne me laisse aucun loisir.

      –Est-ce là tout? demanda Mauret d’un air malicieux.

      –Que supposez-vous donc? répliqua M. de Lansac avec une légère brusquerie.

      –Rien. Vous avez annoncé votre départ à Mme de Lesrel, mais non votre retour. Elle s’informe sans cesse de vous; elle est attristée, je répète ses paroles, de ne plus vous voir. Dans son salon, on prétend que… vous comprenez… les ailes, ajouta Mauret en laissant retomber ses bras le long de son corps. Si c’est vrai, Lansac, vous êtes encore plus fort que je ne le croyais.

      –Par bonheur, ce n’est pas vrai.

      –Alors pourquoi ne vous voit-on plus rue de Courcelles?

      –Mon travail…

      –De cinq à sept heures? Mme de Lesrel, mon cher, a pour vous une véritable amitié, et vous ne devriez pas la négliger ainsi, ne fût-ce que pour faire taire les médisants.

      –Je compte lui rendre bientôt visite.

      –A la bonne heure! Je vous préviens que vous trouverez les rangs augmentés de trois soupirants: d’un blond pianiste, entre autres, qui me cause quelques inquiétudes; ces pékins-là ont l’air d’avoir inventé les airs qu’ils jouent, et les femmes, vice d’organisation, aiment l’idéal jusque dans la prose.

      Quinze jours s’écoulèrent encore et M. de Lansac n’alla pas rue de Courcelles. Une après-midi, Louis, d’un air de mauvaise humeur, déposa une lettre sur la table de son maître. Celui-ci releva aussitôt la tête, un parfum bien connu lui révélait d’où venait cette lettre. Mme de Lesrel, en trois lignes, le priait de passer à l’hôtel, elle voulait lui demander un service.

      M. de Lansac laissa tomber le billet et secoua d’abord la tête négativement. Mais comment justifier ce manque de politesse envers une femme qui, en résumé, n’était coupable que de grâce et de beauté? M. de Lansac sonda son cœur.

      –Allons, se dit-il, le danger est passé, bien passé, puis une fois n’est pas coutume.

      A cinq heures, il se présenta rue de Courcelles.

      –Eh bien, monsieur mon ami, s’écria la jolie femme en lui tendant la main, que signifie cette désertion, et que vous ai-je donc fait pour que vous me délaissiez ainsi?

      La voix de Mme de Lesrel tremblait un peu; son regard doux, azuré, interrogeait aussi le coupable. Souffrante, la jeune femme se drapait dans un peignoir d’une étoffe bleue, bordé de chinchilla. La tête couverte d’une fanchon qui encadrait son fin visage à la façon des mantilles, elle se pelotonnait entre les bras d’un grand fauteuil sur lequel elle était assise. Ainsi renversée, son corps se modelait sous les plis de la légère étoffe et ses petits pieds, chaussés de bas gris-perle et de souliers découverts, se croisaient et s’agitaient. Elle sonna, défendit sa porte, se posa de côté, la tête appuyée sur sa main, la hanche saillante et ronde. Ses prunelles bleues –elles étaient bleues ce soir-là–caressaient le colonel de leur regard languissant.

      –Combien je suis heureuse de vous revoir, dit-elle en lui tendant pour la seconde fois la main d’un geste spontané; les amis de votre caractère sont rares, et les hommes sont si capricieux, que je craignais de vous avoir perdu. Je vous ai appelé, continua-t-elle sans laisser à M. de Lansac le temps de répondre, pour vous demander conseil sur un sujet si délicat, si intime, que j’ose à peine l’aborder, maintenant que voilà l’heure venue. Vous êtes cependant le seul de mes amis à qui je puisse confier un pareil secret, car vous êtes le seul à voir en moi autre chose qu’une jolie femme. Ecoutez donc. On m’a mariée, il y a six ans, à M. de Lesrel, sans trop me consulter, bien entendu; je ne me plains pas, mais.

      La jeune femme se tut.

      –M. de Lesrel vous adore, hasarda M. de Lansac.

      –Il est mon mari, répliqua aussitôt Mme de Lesrel; il m’aime comme je l’aime, d’une affection bien calme; j’ai pu, jadis, rêver autre chose, et…

      Elle se tut de nouveau, redressa un peu la tête, et son regard demeura fixé sur un paysage d’Hobbéma placé en face d’elle. Dans l’horizon lointain que représentait le tableau, dans son ciel semé de légers nuages dorés par le soleil, elle semblait chercher le rêve non réalisé de sa jeunesse, un rêve d’hier.

      Le pouls de M. de Lansac s’accéléra. Une satisfaction intérieure l’envahit à la pensée que M. de Lesrel n’occupait pas dans l’âme de sa femme la place que chacun croyait. En somme, il apprit que M. de Lesrel, engagé dans des spéculations, réclamait de sa femme une signature qu’elle n’osait ni lui refuser ni lui accorder, faute d’en connaître les conséquences. M. de Lansac ne se demanda pas une seule minute pourquoi la jeune femme s’adressait à lui, assez ignorant en affaires, alors que son salon renfermait tant de légistes, d’avocats et de financiers célèbres. Il ne vit dans son action qu’une preuve de confiance, qui le transporta. Du reste, la question fut aussitôt écartée que posée. On avait le temps de réfléchir, ce n’était que dans un mois que Mme de Lesrel aurait à signer. Pendant plus d’une heure, M. de Lansac demeura sous le charme de l’enchanteresse qu’il avait si vaillamment fuie, et qui, au nom de l’amitié–ce nom revenait souvent sur ses lèvres–réclamait son appui. Il fallait la traiter en sœur, disait-elle, la bien voir comme elle était, une femme délicate, indécise, faible, qui, à défaut d’amour dans le mariage, à défaut d’enfant, dépensait son âme en affections choisies, ce qui la sauvait de passions plus dangereuses. Il fallait l’aimer, la protéger. Comme elle se faisait humble, adorable, débile, pelotonnée au fond de son fauteuil! Quelle candeur dans son regard qui implorait!

      M. de Lansac, troublé, protestait de son dévouement pour le doux être qui se plaçait en quelque sorte sous sa protection. Il sortit de cet entretien enivré, vaincu. Il venait de rapprendre à jamais le chemin de la rue de Courcelles, et, quoi qu’il arrivât, il ne partirait plus. Il avait l’oreille pleine de cette voix de sirène, les yeux pleins des troublants rayons de ce regard qu’il revoyait suivre un rêve intérieur; il ne pouvait distraire son esprit de l’image des poses lasses de ce corps voluptueux. La jolie femme, par ses confidences, par ses demi-mots, avait entr’ouvert les portes de l’espérance; Eve triomphait une fois de plus.

      La nuit ne dégrisa pas M. de Lansac, au contraire. Il revit Mme de Lesrel, elle lui lança deux ou trois regards qui achevèrent de le captiver. Avoir été distingué, choisi par cette adorable femme dans la foule d’hommes supérieurs au milieu desquels elle vivait, quelle victoire! L’officier, si expérimenté en stratégie, se laissait prendre aux pièges de l’ennemi avec une naïveté qu’un seul mot suffit à expliquer: il aimait.

      Louis, à sa grande surprise, trouva de nouveau chaque soir la chambre de son maître jonchée de linge déplié. Toutefois, il le voyait de si belle humeur, qu’il en prit son parti. L’encre de Chine sécha dans les godets, les crayons restèrent émoussés, et M. de Lansac, qui résumait la campagne d’Autriche de1805, la délaissa complètement. Ce n’étaient plus les manœuvres dont le résultat fut la capitulation d’Ulm qui le préoccupaient, mais la tactique d’un général vieux comme le monde:

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