Le meurtre d'une âme. Daniel Lesueur

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Le meurtre d'une âme - Daniel Lesueur

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tranquille, mademoiselle. Mais comment aller là-bas assez vite?...»

      Rapidement, elles réfléchirent. Les chevaux des écuries avaient été réquisitionnés. Il restait bien la vieille jument, une bête encore vaillante. Mais faire atteler, c'était imprudent. Louise proposa de s'adresser à un fermier de Solgrès, à qui on laissait sa carriole avec un bon cheval, car il approvisionnait les vainqueurs, chaque matin, au château. On lui demanderait le secret. L'homme était sûr. Armande approuva, et les deux jeunes femmes se séparèrent.

      La nuit suivante fut, pour Mlle de Solgrès, une longue veille occupée par l'inquiétude la plus aiguë. Où était-il, dans ce grand château qui serait un jour l'asile somptueux de leur tendresse et qu'il habiterait en maître, celui qu'elle aimait? Dans quel réduit de service, dans quel caveau peut-être, subissait-il l'affront de sa captivité sous la garde des soldats ennemis?... Il était là, sous le toit de ses ancêtres, à elle, l'homme à qui elle s'était donnée, à qui elle appartenait pour toujours... Et elle ne pouvait pas même lui porter un mot de consolation, d'espoir. Une effroyable tyrannie les séparait. La force des armes, qui broyait la Patrie, opprimait leurs deux cœurs... De quel poids la malheureuse et altière fille sentait tomber sur eux le joug détestable, tandis que, dans la soirée sans fin, très tard elle entendait encore sonner par les échos de l'immense demeure des bruits traînants d'éperons et de sabres, des voix rudes, des portes refermées avec fracas. Ses pressentiments furent horribles... Moins horribles cependant que la réalité toute proche. Pauvres yeux d'amante, élargis de fièvre et d'angoisse dans les ténèbres, les heures passaient sur eux comme sur tant de prunelles closes de sommeil, et rien ne les empêcherait de voir se lever le jour abominable!...

      Voici la scène qui se déroulait au rez-de-chaussée du château.

      Tandis que le colonel prussien soupait avec ses deux subordonnés, il leur raconta,—à sa manière,—son aventure de l'après-midi. Il ne se vanta pas d'avoir placé deux factionnaires devant la maison d'une femme qu'il croyait seule, afin d'assouvir en toute sécurité sa fantaisie sauvage de vainqueur. Il leur peignit avec fatuité une bonne fortune où la seule persuasion fût venue de ses avantages personnels. La piquante paysanne sur laquelle il avait jeté son dévolu roucoulait déjà comme une tourterelle en avril, quand l'irruption d'un intrus avait tout gâté.

      —«La brute a osé porter la main sur moi. Je ne sais à quoi il a tenu que je ne lui aie passé mon sabre au travers du corps?

      —N'était-ce pas un guet-apens, herr colonel

      Le chef hocha la tête.

      —«Et vous avez fait grâce à pareille canaille?

      —Le dernier mot n'est pas dit. Je vérifierai demain les prétentions de cet individu. S'il est ce qu'il affirme...

      —Et quoi donc?

      —Un Italien. Si c'est exact, je ne créerai pas d'incident. Dans le cas contraire...

      —Monsieur le colonel,» dit le lieutenant, «je me mets à votre disposition pour l'enquête. Je parle l'italien comme l'allemand...

      —Parfait. Nous l'interrogerons après souper. Êtes-vous capable de juger à l'accent si l'italien est sa langue maternelle?...

      —J'en réponds, mon colonel.»

      Fixés sur ce point, les trois officiers parlèrent d'autre chose. Ils se lamentèrent sur leur inaction. Quel ennui de surveiller une province où rien ne bougeait, alors que les camarades se couvraient de gloire ailleurs!

      —«Patience, messieurs. J'ai une communication du général. Ça chauffera par ici bientôt, paraît-il. Nous serions sur la ligne de jonction de Garibaldi avec l'armée de la Loire, si le plan qu'on prête à l'Italien doit se réaliser.

      —L'Italien!...» répéta le capitaine avec un sursaut. Il regarda son chef, puis son inférieur. La même pensée surgit dans le cerveau des trois officiers. Une gravité soudaine marqua d'une expression identique leurs trois physionomies. Le colonel se leva.

      —«Messieurs, allons examiner le prisonnier.»

      Il les conduisit à la salle de billard, s'assit le dos au tapis vert, sur lequel roulaient les billes d'une partie récente, et donna l'ordre qu'on amenât le nommé André Michel.

      —«Ça n'est pas un nom italien,» observa le lieutenant.

      —«Il le prononce peut-être à la française,» riposta le capitaine à voix basse.

      Presque aussitôt le volontaire garibaldien parut entre ses deux gardes. Le colonel le fit placer face à lui, debout, en pleine lumière.

      Occana venait de faire un effort surhumain pour ne pas boiter en marchant. Tout à l'heure, un des soldats l'ayant bousculé, lui avait, volontairement ou non, heurté la jambe du fourreau de son sabre. La blessure avait dû se rouvrir. Du moins elle se révélait en ce moment fort douloureuse. Pour rien au monde, il ne voulait la laisser voir. On eût découvert sans doute les traces d'une balle et reconnu en lui un belligérant.

      —«Parlez italien à cet homme,» dit le colonel au lieutenant.

      Celui-ci posa plusieurs questions, auxquelles l'interpellé répondit de bonne grâce. Résolu à dominer son orgueil, Michel se pénétrait maintenant de son rôle. Ne devait-il pas se résoudre à tout, même au mensonge et à la lâcheté, pourvu qu'il sauvât son message, pourvu qu'il le portât où il fallait.

      —«Eh bien?... Est-il vraiment Italien?» demanda le chef.

      —«J'en ai la certitude, monsieur le colonel.

      —Soit.»

      Il se tut, fronça les sourcils, puis, regardant Michel avec ses gros yeux sans pénétration, mais qu'il croyait acérés comme des baïonnettes.

      —«Allons?... Dis-nous un peu comment tu as laissé Garibaldi, mon gaillard.»

      Pas un frisson ne passa sur la belle figure pâle.

      —«Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je n'ai jamais vu Garibaldi.

      —Tu ne l'as jamais vu?... Mais tu le verrais, si je te laissais partir vivant, pour lui indiquer par lequel de nos points faibles il pourrait donner la main à l'armée de la Loire.

      —Vous tenez donc à ce que je sois un espion,» fit Occana, qui sourit d'un air tranquille. «Je serais un singulier espion, qui chercherait ses renseignements en surveillant la vertu des paysannes. Mais enfin, je ne me défends pas. Prouvez ce que vous dites. Je suis sujet italien. Vous ne pouvez me condamner sans preuves.»

      Il y eut un silence.

      Le colonel continuait à regarder son prisonnier avec une fixité qu'il supposait foudroyante. Mais au fond, il se sentait plein d'embarras. C'était sans doute un chef capable de bien se conduire sur un champ de bataille. Ailleurs, il laissait paraître une étonnante médiocrité. Surtout, il n'avait aucune idée de la façon dont on préside un tribunal et dont on dirige une enquête. En désespoir de cause, il allait ordonner qu'on fouillât de nouveau l'Italien plus minutieusement que la première fois et qu'on décousît ses vêtements, lorsque le capitaine, autrement observateur, lui glissa dans l'oreille:

      —«Demandez-lui

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