Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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quelqu’un entrait chez elle. Elle attendait évidemment des nouvelles d’Anatole, elle espérait le voir arriver ou en recevoir un mot!

      Le bruit des pas de son père la fit tressaillir, mais, à sa vue, l’expression de sa figure, un moment émue, redevint froide et irritée: elle ne se leva même pas.

      «Qu’as-tu, mon ange, tu es malade? Lui dit-il.

      — Oui,» répondit-elle après quelques instants de silence. Ses questions furent pleines de sollicitude, et il lui demanda si son abattement n’avait pas pour cause quelque pénible différend survenu entre elle et son fiancé: elle le rassura, et le pria de ne pas s’en préoccuper. Marie Dmitrievna lui confirma ces assurances. Cependant le comte ne fut dupe, ni de la prétendue maladie de sa fille, ni du changement qui s’était opéré en elle, ni du trouble des visages de Marie Dmitrievna et de Sonia: il devina qu’un grave événement avait dû se passer en son absence, mais la crainte d’apprendre qu’il n’était pas à l’honneur de sa fille, et de compromettre son insouciante gaieté, l’empêcha de questionner; il se rassura, se persuada qu’il n’y avait là rien d’important, et se borna à regretter qu’une raison de santé retardât de quelques jours leur départ pour la campagne.

      XIX

      Pierre, depuis l’arrivée de sa femme à Moscou, projetait de s’en absenter afin de ne pas rester plus longtemps sous le même toit qu’elle; la vive impression que Natacha avait produite sur lui, dans ces derniers temps, contribua également à précipiter l’exécution de son projet. Il alla à Tver rendre visite à la veuve de Bazdéïew, qui lui avait promis de lui donner certains mémoires du défunt.

      On lui remit à son retour une lettre de Marie Dmitrievna, qui l’invitait à passer chez elle au plus tôt pour se concerter sur un sujet des plus graves qui concernait Bolkonsky et Natacha. Pierre avait évité depuis quelque temps de se trouver avec Natacha, vers laquelle il se sentait entraîné par un sentiment plus violent que ne le comportait sa double qualité d’homme marié et d’ami de son fiancé; mais, en dépit de ses résolutions, il plaisait, à ce qu’il paraît, au hasard de les réunir: «Que s’est-il donc passé? Qu’ai-je à y voir? Pensait-il en s’habillant. Pourvu qu’André arrive et que le mariage se fasse!»

      Au moment où il traversait un des boulevards, quelqu’un l’interpella:

      «Pierre! Depuis quand es-tu donc de retour?»

      Pierre se retourna. Une paire de magnifiques trotteurs gris, attelés à un traîneau de maître, emportaient dans une direction contraire, au milieu d’un nuage de neige, Anatole et son éternel compagnon Makarine. Le premier, dont le visage frais et coloré était à moitié caché par son collet de castor, se tenait droit et cambré dans la pose classique des élégants, et son tricorne à panache blanc, mis de côté sur sa tête légèrement inclinée en avant, laissait à découvert ses cheveux frisés et pommadés, que la fine poussière de la neige couvrait d’un reflet d’argent.

      «Dieu me pardonne, voilà le vrai sage, se dit Pierre: il ne voit rien au delà du plaisir présent; rien ne l’inquiète, aussi est-il toujours gai et dispos! Que ne donnerais-je pour être comme lui?»

      Le laquais de Marie Dmitrievna lui annonça, en l’aidant à se débarrasser de sa pelisse, que sa maîtresse l’attendait dans sa chambre à coucher.

      En arrivant dans la salle, il aperçut Natacha assise près de la fenêtre. Une expression de dureté inusitée était répandue sur ses traits pâles et défaits. Quand elle le vit entrer, elle se leva en fronçant les sourcils, et sortit sans se départir de sa réserve.

      «Qu’y a-t-il demanda Pierre en entrant chez Marie Dmitrievna.

      — Ah! Il se passe de jolies choses! Lui répondit-elle. Voilà cinquante-huit ans que je suis de ce monde et je n’avais pas encore vu pareille honte!» Après avoir fait promettre à Pierre de garder le secret, elle lui raconta que Natacha avait rendu sa parole à son fiancé sans en prévenir ses parents, qu’une folle passion pour Kouraguine en était la cause, que sa femme y avait donné les mains et s’était plue à faciliter leurs entrevues, et qu’enfin, perdant la tête, Natacha, pendant l’absence du vieux comte, avait consenti à fuir avec Anatole, afin de se marier clandestinement avec lui.»

      Pierre écoutait bouche béante, et n’en croyait pas ses oreilles! Comment était-il possible que Natacha, cette charmante enfant si passionnément aimée de Bolkonsky, se fût éprise d’un imbécile comme cet Anatole, que lui, Pierre, savait être marié, et cela au point de rompre avec son fiancé et de se laisser enlever! Il ne pouvait ni le comprendre ni l’admettre.

      La sympathique figure de Natacha ne s’alliait pas dans son esprit avec autant d’abjection, de cruauté et de sottise: «Elles sont toutes les mêmes, se dit-il en pensant à sa femme; je ne suis donc pas le seul qui se soit attaché à une vilaine créature!…» Et son cœur saignait pour son ami: «Quel coup, grand Dieu, porté à son orgueil!» Plus il le plaignait, plus il sentait grandir en lui son mépris et son aversion pour Natacha, qui tout à l’heure avait passé devant lui en se drapant dans une dignité glaciale… Il ne se doutait pas, hélas! Que, sous ce masque de froideur hautaine, l’âme de la malheureuse enfant débordait de désespoir, de honte et d’humiliation!

      «L’épouser?… mais c’est impossible, il est marié!

      — Marié! S’écria Marie Dmitrievna. De mieux en mieux!… Misérable! Scélérat! Elle qui l’attend, qui l’espère!… Cette fois du moins elle ne l’attendra plus, je me charge de tout lui dire!»

      Pierre la mit au courant de tous les détails de cette mystérieuse histoire, et Marie Dmitrievna, après avoir exhalé sa colère dans une bordée d’injures, le pria d’obtenir de son beau-frère qu’il s’éloignât de Moscou; elle craignait de voir le comte ou le prince André, qui était sur le point d’arriver, le provoquer en duel, en apprenant sa conduite, et, avant tout, elle tenait absolument à la leur cacher à tous deux. Pierre, qui ne s’était pas encore rendu complètement compte des conséquences possibles de ce scandale, lui promit d’agir dans ce sens.

      «Pas un mot au comte, tu entends, sois sur tes gardes si tu le vois, et moi je vais lui parler, à elle. Veux-tu rester à dîner?»

      Le comte entra peu après au salon avec un air chagrin et troublé: sa fille venait en effet de lui avouer sa rupture avec Bolkonsky:

      «Un vrai malheur, mon cher, lorsque ces fillettes sont abandonnées à elles-mêmes, et que leur mère n’est pas là! Je regrette beaucoup, je vous l’avoue, d’être venu ici… Savez-vous ce qu’elle a fait? Je vais être franc avec vous: elle a rompu avec André, sans prendre conseil de personne. Ce mariage ne m’a jamais fort convenu, il est vrai, quoique le prince soit assurément très bien; mais l’épouser en dépit de son père, cela me semblait de mauvais augure pour eux, et Natacha trouvera des partis à revendre. Ce qui me contrarie surtout dans tout cela, c’est que leur engagement durait déjà depuis plusieurs mois, et qu’on ne fait pas une démarche aussi décisive sans en prévenir son père et sa mère… Aussi, la voilà malade! Dieu sait ce qu’elle a! Oui, cher comte, tout va de travers quand la mère n’est pas là.» Pierre, le voyant si accablé, essaya de changer le sujet de la conversation, mais l’autre y revenait obstinément.

      «Natacha est un peu souffrante,» dit Sonia, qui entrait à ce moment; alors, s’adressant à Pierre avec une émotion contenue, elle ajouta: «elle désire vous voir: elle est dans sa chambre, Marie Dmitrievna y est aussi, et elle vous prie d’y passer.

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