Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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le regarda stupéfait, et se demanda où il voulait en venir.

      «Bien que vous me les ayez dites en tête-à-tête, je ne puis pas les…

      — Vous me demandez satisfaction? Dit Pierre avec ironie.

      — Vous pouvez au moins rétracter vos paroles… si vous tenez à ce que j’agisse comme vous le désirez… Hein?

      — Je les rétracte, je le les rétracte, et vous prie de m’excuser, murmura Pierre en regardant involontairement le trou qu’avait lissé après lui le bouton qu’il avait arraché. Et je puis même vus offrir de l’argent pour faire la route, s’il vous en faut?»

      Anatole sourit; ce sourire banal et servile, si habituel à Hélène, l’exaspéra:

      «Oh! Race infâme et sans cœur!» s’écria-t-il en quittant la chambre.

      Le lendemain matin, Anatole était parti pour Pétersbourg.

      XXI

      Pierre se rendit chez Marie Dmitrievna et lui annonça qu’il s’était conformé en tous points à sa volonté, et que Kouraguine n’était plus à Moscou. Il trouva toute la maison bouleversée et consternée. Natacha était très gravement malade, et Marie Dmitrievna lui confia, sous le sceau du plus grand secret, que dans la nuit qui avait suivi la révélation du mariage d’Anatole, elle s’était empoisonnée avec de l’arsenic qu’elle s’était procuré en cachette. Après en avoir avalé une petite dose, la terreur s’était emparée d’elle, et, réveillant Sonia, elle lui avait avoué ce qu’elle venait de faire. Comme on avait employé à temps les moyens les plus énergiques, tout danger était maintenant conjuré; mais, comme son état de faiblesse s’opposait à un prochain départ, on avait prévenu la comtesse, et on l’attendait bientôt. Pierre rencontra le comte, effaré, abattu, et Sonia qui pleurait à chaudes larmes. Natacha était invisible.

      Il dîna ce jour-là au club: chacun y parlait de l’enlèvement manqué, mais il persista à le nier avec opiniâtreté; il se disait qu’il était de son devoir d’étouffer cette triste affaire, et de sauver la réputation de Natacha, et il assurait à qui voulait l’entendre qu’elle avait tout simplement refusé la main de son beau-frère.

      Le retour du prince André lui inspirait une vive crainte.

      Les bruits de la ville étant parvenus aux oreilles du vieux prince, grâce à MlleBourrienne, il avait exigé qu’on lui montrât la lettre de refus envoyée par Natacha à la princesse Marie. Cette lecture l’avait mis de belle humeur, et il attendait son fils avec une joyeuse impatience.

      Peu de jours après le départ d’Anatole, Pierre reçut enfin un mot du prince André, qui le priait de passer chez lui.

      Il était arrivé la veille au soir, et son père, lui remettant aussitôt le billet de Natacha, que MlleBourrienne avait traîtreusement enlevé à la princesse Marie, s’était plu à lui conter l’enlèvement de sa fiancée, en y ajoutant force détails de son invention.

      Pierre, qui s’attendait à le trouver dans un état semblable à celui de Natacha, fut frappé de surprise, en entrant dans le salon, de l’entendre parler très haut et avec vivacité, dans la pièce voisine, d’une récente intrigue dont Spéransky avait été la victime. La princesse Marie vint à sa rencontre en soupirant; indiquant du regard le cabinet de son frère, elle essayait de témoigner de la sympathie à sa douleur, mais Pierre lut sans peine sur sa figure la satisfaction que lui causait cette rupture, et l’effet qu’avait produit sur elle la trahison de Natacha.

      «Il assure qu’il s’y attendait, dit-elle… Sans doute sa fierté l’empêche de dire tout ce qu’il pense, mais, quoi qu’il en soit, il se soumet avec beaucoup plus de philosophie que je ne m’y attendais.

      — Est-ce que vraiment la rupture est complète?» demanda Pierre.

      La princesse Marie le regarda, étonnée: elle ne comprenait pas qu’on pût encore en douter. Pierre passa dans le cabinet; son ami, en habit civil, debout en face de son père et du prince Mestchersky, discutait et gesticulait avec chaleur. Sa santé, on le voyait, s’était tout à fait rétablie, mais une nouvelle ride se creusait entre ses sourcils. Il parlait de Spéransky, de son exil imprévu, de sa prétendue trahison, dont le bruit venait seulement de parvenir à Moscou.

      «Tous ceux qui, il y a un mois, le portaient aux nues, disait le prince André, ceux-là même qui étaient incapables d’apprécier ses desseins, l’accusent et le condamnent aujourd’hui! Rien n’est facile comme de juger un homme en disgrâce et de le rendre responsable des fautes qu’un autre a commises; quant à moi, je soutiens que, s’il a été fait quelque bien sous ce règne, c’est à lui seul qu’on le doit.» Il s’interrompit à la vue de Pierre: un tressaillement nerveux passa sur son visage, et une violente irritation se peignit sur ses traits: «La postérité lui rendra justice!» ajouta-t-il.

      «Ah! Te voilà! Continua-t-il en se tournant vers Pierre, tu vas bien?… Il me semble que tu as encore engraissé!» Et il reprit avec vivacité la discussion entamée, pendant que la ride de son front s’accentuait de plus en plus.

      «Oui, je vais bien,» répondit-il à une question de Pierre, d’un air qui semblait dire: «Je me porte bien, mais qu’importe ma santé, qui intéresse-t-elle?» Après avoir échangé quelques mots avec lui sur le mauvais état des routes depuis la frontière de Pologne, sur les personnes qu’il avait vues et qui connaissaient Pierre, sur le gouverneur suisse, M. Dessalles, qu’il avait ramené pour son fils, il se mêla de nouveau, avec une vivacité toujours croissante, à la conversation qui se continuait entre les deux vieillards.

      «S’il y avait eu trahison, on aurait des preuves de ses relations secrètes avec Napoléon, et ces preuves seraient livrées à la publicité! Personnellement, poursuivit-il, je n’ai jamais aimé Spéransky, mais j’aime la justice!» Pierre devina que son ami éprouvait impérieusement le besoin, comme il l’avait si souvent éprouvé lui-même, de s’échauffer, et de disputer sur un sujet quelconque, afin d’oublier, si c’était possible, et de chasser loin de lui des pensées par trop accablantes.

      Le prince Mestchersky ne tarda pas à les quitter, et le prince André, prenant le bras de Pierre, l’emmena dans sa chambre. Un lit de camp venait d’y être déballé, et des caisses, des malles ouvertes gisaient tout autour. S’approchant de l’une d’elles, il en retira une cassette, et y prit un paquet soigneusement enveloppé. Il garda le silence, et ses mouvements étaient brusques et saccadés; se relevant avec vivacité, il hésita une seconde, et, tournant vers Pierre un visage sombre:

      «Pardon de te déranger…» dit-il à travers ses lèvres serrées. Pierre, pressentant qu’il allait lui parler de Natacha, ne put dissimuler, sur sa bonne et large figure, un sentiment de sympathie et de compassion qui ne fit qu’augmenter la sourde irritation de son ami; André s’efforçait de prendre un ton ferme, mais sa voix sonnait faux: «J’ai essuyé un refus de la part de la comtesse Rostow… J’ai vaguement entendu parler d’une proposition, ou de quelque chose de semblable, qui lui aurait été faite par ton beau-frère… Est-ce vrai?

      — C’est vrai, et ce n’est pas vrai, répondit Pierre.

      — Voici ses lettres et son portrait, poursuivit le prince André en l’interrompant. Rends-les à la comtesse…, si tu la vois.

      — Elle est très malade.

      —

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