Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 229
«Il sait tout! Dit Marie Dmitrievna; qu’il parle donc et tu verras si j’ai dit vrai.»
Natacha, semblable au gibier traqué qui voit venir sur lui les chasseurs et les chiens, portait de l’un à l’autre ses regards égarés.
«Natalia Ilinischna, dit Pierre en baissant les yeux, car il se sentait pris d’une profonde pitié pour elle et d’un invincible dégoût pour la mission qui lui était dévolue, – vrai ou faux, peu importe, car…
— C’est donc faux, il n’est pas marié!
— Non, c’est vrai, il est marié!
— Et marié depuis longtemps? Donnez-m’en votre parole d’honneur.»
Pierre la lui donna.
«Est-il encore ici? Demanda-t-elle d’une voix saccadée.
— Oui, je viens de l’apercevoir.»
Elle ne put en dire davantage: d’un geste de la main elle les supplia de la laisser seule, ses forces l’abandonnaient.
XX
Pierre ne resta pas à dîner, et s’en alla, dès qu’il eut quitté Natacha, à la recherche de Kouraguine, dont le nom seul faisait affluer tout son sang à son cœur avec une telle violence qu’il en perdait la respiration. Il le chercha partout, aux montagnes de glace et chez les bohémiens, et se rendit enfin au club, où tout marchait comme d’habitude: les membres se réunissaient pour dîner et causaient entre eux des nouvelles du jour; le domestique de service, qui était au courant de ses habitudes, lui annonça que son couvert était mis dans la petite salle à manger, que le prince Michel Zakharovitch lisait dans la bibliothèque, mais que Paul Timoféitch n’était pas encore là; une de ses connaissances, qui parlait de la pluie et du beau temps, s’interrompit pour lui demander s’il était vrai, comme on le racontait en ville, que Kouraguine eût enlevé MlleRostow. Pierre répondit en riant que c’était une pure invention, car il sortait à l’instant de chez les Rostow. Il s’enquit, à son tour, d’Anatole. On lui répondit qu’on ne l’avait pas encore vu, mais qu’on l’attendait. Il regardait curieusement cette foule indifférente et tranquille, qui se doutait si peu de ce qui se passait dans son âme, et il se mit à se promener dans les salons, jusqu’au moment où le dîner fut servi. Ne voyant pas venir Anatole, il retourna chez lui.
Anatole était resté à dîner chez Dologhow, avec lequel il avait à causer sur le moyen de reprendre l’entreprise manquée et de revoir Natacha. De là il se rendit chez sa sœur pour lui demander de lui ménager encore un rendez-vous. Lorsque Pierre revint enfin à la maison après ses infructueuses recherches, son valet de chambre lui apprit que le prince Anatole était chez la comtesse, où il y avait beaucoup de monde.
Sans s’approcher de sa femme, qu’il n’avait pas encore vue depuis son retour et qui dans ce moment lui inspirait la répulsion la plus profonde, il marcha droit sur Anatole.
«Ah! Pierre, lui dit la comtesse, sais-tu la situation de notre pauvre Anatole?…» Elle s’arrêta court, car le visage de son mari, ses yeux brillants et sa démarche décidée laissaient entrevoir la même colère et la même violence qu’elle avait éprouvées à ses dépens à la suite de son duel avec Dologhow.
«Le mal et la dépravation sont toujours à vos côtés, lui dit-il en passant. – Venez, Anatole, j’ai à vous parler.»
Le frère jeta un regard à sa sœur, et se leva sans mot dire; son beau-frère le prit par le bras, et l’entraîna hors du salon.
«Si vous vous permettez chez moi…» lui murmura Hélène à l’oreille, mais Pierre ne daigna pas lui répondre. Bien qu’Anatole le suivît avec sa désinvolture habituelle, sa figure trahissait néanmoins une certaine inquiétude.
Entré dans son cabinet, Pierre en referma la porte, et, se retournant vers lui, le regarda en face:
«Vous vous êtes engagé à épouser la comtesse Rostow?… Vous vouliez donc l’enlever?
— Mon très cher, reprit Anatole en français, il ne me plaît pas de répondre à des questions posées sur ce ton.»
La figure déjà blême de Pierre se décomposa de fureur: empoignant son beau-frère de sa puissante main par le collet de son uniforme, il le secoua dans tous les sens, jusqu’à ce qu’une terreur indicible se peignît sur les traits de ce dernier:
«Quand je vous dis qu’il faut que je vous parle? Poursuivit Pierre.
— Mais voyons, est-ce bête tout cela! Dit Anatole une fois délivré de son étreinte, et tâtant son collet, qui avait perdu un bouton dans la lutte.
— Vous êtes un misérable, un scélérat!… et je ne sais ce qui m’empêche de vous aplatir le crâne avec cela!» s’écria Pierre avec une violence qu’accentuaient encore les mots français qu’il employait, et en le menaçant d’un lourd presse-papiers, qu’il remit aussitôt sur son bureau. «Avez-vous promis mariage?… Parlez!
— Je… je… ne crois pas… Du reste, je n’aurais pu le promettre…
— Avez-vous de ses lettres, en avez-vous?» s’écria Pierre en l’interrompant et en se rapprochant de lui.
Anatole le regarda, plongea vivement sa main dans sa poche et en retira un portefeuille.
Pierre saisit la lettre qu’il lui tendit, et, le poussant avec force de côté, se laissa tomber sur le divan:
«Je ne vous toucherai pas, ne craignez rien,» ajouta-t-il en répondant à un geste terrifié d’Anatole. «Les lettres d’abord! Continua Pierre avec une nouvelle insistance… Ensuite vous quitterez Moscou demain même!
— Mais comment pourrais-je…?
— Troisièmement, vous ne direz jamais un mot, une syllabe de ce qui s’est passé entre vous et la comtesse: je n’ai pas sans doute le moyen de vous y contraindre, mais si vous avez conservé un reste d’honnêteté, vous…»
Il se leva et fit quelques pas en silence. Anatole, assis à une table, se mordait les lèvres et fronçait les sourcils.
«Vous devez pourtant comprendre qu’en dehors de vos plaisirs il y a le bonheur et le repos d’autrui, et que, pour vous amuser, vous ruinez toute une existence. Amusez-vous avec des femmes comme la mienne, si cela vous plaît: celles-là, du moins, savent ce qu’on attend d’elles, et avec elles vous êtes dans votre droit: elles ont, pour se défendre, les mêmes armes que vous, l’expérience que donne la corruption! Mais promettre le mariage à une jeune fille, la tromper, lui voler son honneur…! Comment ne voyez-vous pas que c’est aussi lâche que de frapper un vieillard ou un enfant!…» Pierre se tut et regarda sans colère Anatole d’un air