Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855. Baron de Pierre-Marie-Joseph Bonnefoux
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Aujourd'hui de telles avaries se répareraient à la mer; alors nous étions moins expérimentés, surtout plus mal approvisionnés; nous rentrâmes donc à Toulon pour nous remettre en état.
Même mécontentement du Consul, qui nous fit repartir avec ordre de prêter, en passant, notre secours aux troupes qui attaquaient l'île d'Elbe et ses forts; nous nous y rendîmes, en effet, et tous les soirs nos vaisseaux défilaient, mettaient en panne devant ces forts et les canonnaient; ceux-ci ripostaient; mais c'était plus de bruit que d'effet, et il en résultait peu de dommage. L'assaut fut enfin résolu; l'amiral envoya un renfort de troupes, et je commandais un canot de débarquement. En passant sous un fort, son feu se dirige sur nous; un de nos soldats se lève entre les bancs des rameurs, et le voilà qui gesticule, menace l'ennemi, crie et s'agite. Ses mouvements gênent le jeu des avirons, et je lui donne ordre de s'asseoir; il fait semblant de ne pas m'entendre; je me lève à mon tour; je vais à lui, et, j'allais le prendre au collet, lorsqu'une volée très bien nourrie passe au-dessus du canot; le soldat, alors, s'abaisse, et il paraît se coucher au fond de l'embarcation. Le pauvre homme! nous vîmes, en débarquant, qu'il ne s'était pas couché de peur… il était mort, et il n'avait pas été atteint. Un boulet était passé entre sa figure et mon bras; l'action violente de ce boulet avait opéré sur sa respiration, du moins, on le dit ainsi; et il avait cessé de vivre.
L'île d'Elbe devint une conquête de Bonaparte, qui la perdit ensuite, et qui, plus tard, y subit un premier exil en face de cette autre île où il avait reçu le jour. Quant à nous, reprenant nos troupes, nous songeâmes à achever notre mission.
Cependant nous avions beaucoup de malades; nos bâtiments étaient mal armés; aussi l'amiral, débarquant ses malades à Livourne, jugea que le reste des soldats pourrait se placer sur quatre vaisseaux; il choisit les quatre meilleurs voiliers, les pourvut aux dépens des trois autres88, se dirigea vers le détroit appelé le phare de Messine et renvoya trois vaisseaux, sous le commandement de l'amiral Linois qui, plus tard, eut avec eux, à Algésiras89, un très beau combat, où il triompha de forces anglaises plus que doubles des siennes.
Le moral de nos équipages et de nos passagers était très affecté; on allait jusqu'à dire que Bonaparte se souciait fort peu de l'armée d'Égypte, qu'il ne voulait faire qu'une démonstration; et, en effet, il y avait lieu de le penser: d'abord, à cause de l'insignifiance de l'armement et de la singularité de l'avoir expédié de Brest plutôt que de Toulon; ensuite, en raison du simple mécontentement du Consul (lui qui était si absolu!), du départ toléré de deux bons capitaines, de la continuation de confiance accordée à l'amiral Ganteaume, du temps, pour ainsi dire perdu devant l'île d'Elbe, enfin du morcellement de nos forces. Plus tard cette opinion devint encore plus probable lorsque, l'Égypte ayant été conquise par les Anglais, nos soldats rendus à la paix d'Amiens furent aussitôt envoyés à Saint-Domingue, où le climat, les fatigues et la fièvre jaune les détruisirent presque tous. Il en fut de même des soldats de Moreau, qui eut des torts réels avec Bonaparte, mais qui fut traité par lui avec une grande dureté. Ces soldats avaient conservé un attachement touchant à leur général; Napoléon leur fit expier cet attachement aux mêmes lieux où succombèrent ceux qui l'avaient accompagné en Égypte, et qui avaient murmuré d'y avoir été abandonnés.
Je ne veux certainement pas atténuer les grandes choses que le Consul fit à cette époque; mais ce sont ces taches qui, ensuite, l'ont fait juger sévèrement par des esprits supérieurs. Mme de Staël, entre autres, dans ses sublimes Considérations sur la Révolution française, dit expressément de lui: «Il n'eut pas même cette sagesse commune à tout homme au milieu de la vie, quand il voit s'approcher les grandes ombres qui doivent bientôt l'envelopper: une seule vertu, et c'en était assez pour que toutes les prospérités humaines s'arrêtassent sur sa tête; mais l'étincelle divine n'était pas dans son cœur!» Chateaubriand et l'abbé Delille en ont parlé avec la même sévérité.
S'il est une carrière où il soit facile aux chefs de favoriser ceux qu'ils veulent avancer, c'est, sans doute, la Marine, car on ne peut guère y obtenir de grades qu'en allant à la mer sur des bâtiments de choix ayant des missions importantes, et qu'en en changeant à volonté. Les sept huitièmes des officiers n'ont pas cette facilité; mais ceux qui, tenant aux hommes élevés par leur rang ou par leur crédit, peuvent s'en prévaloir, sont presque toujours en évidence, et, tandis que les autres luttent péniblement, en cherchant une chance heureuse, ceux-là sont, sans cesse, en mesure de la trouver et d'en profiter. J'étais, alors, dans les rangs des favorisés, et tu as pu remarquer combien M. de Bonnefoux était attentif à me faire participer à ces avantages.
De ces nombreux changements de navires j'obtenais encore un résultat non moins profitable: celui de me trouver, à chaque instant, en rapport avec des hommes nouveaux, avec des chefs différents, avec d'autres camarades; or ceux-ci sont une excellente école pour la jeunesse. «L'équitation, a dit Plutarque, est ce qu'un prince apprend le mieux, parce que son cheval ne le flatte pas.» Les camarades non plus ne flattent pas; souvent même ils sont impitoyables. J'avais eu à souffrir des taquineries d'un d'entre eux à bord du Jean-Bart, et il fallut absolument une petite affaire, dite d'honneur, pour en finir; mais je n'en avais pas moins les genoux en dedans, le dos voûté, l'accent gascon; et, partout, je trouvais des rieurs et des mauvais plaisants. Enfin j'en pris mon parti: je ripostai, parfois, sur le même ton; mais, par-dessus tout, je m'attachai à la résolution de me redresser, de me corriger, et c'est ce qu'il y a de mieux à tout âge. Ainsi, me faisant une orthopédie à moi, m'assujettissant à des lectures lentes, étudiées, écoutant alternativement ou cherchant à imiter les personnes qui possédaient une bonne prononciation, j'arrivai à être comme tout le monde, et j'évitai, souvent, d'autres affaires.
On a beaucoup parlé contre le duel; je crois qu'on ne l'a pas assez envisagé sous son vrai point de vue. Quand il devient une sorte de profession ou seulement d'habitude, c'est évidemment une infamie; mais, sans le duel, beaucoup de choses seraient remises à la force brutale. Dans les réunions de jeunes gens, surtout, il n'y aurait, sans la ressource d'y pouvoir recourir, que des oppresseurs et des opprimés. Par le duel, au contraire, ou rien qu'en montrant à propos qu'on ne le craint pas, et, en faisant entrevoir, s'il le faut, qu'on est prêt à le proposer, on arrête les taquins, et l'on se fait respecter. Je n'avais guère que vingt-cinq ans, lorsqu'un camarade avec qui je jouais au reversis, et qui était fort mauvais joueur, se laissa aller à me dire des choses assez piquantes; les premières, je les laissai passer; les secondes étant plus vives, je vis où nous allions être conduits. Alors, loin de répondre sur le même ton, je posai les cartes sur la table, et je dis à mon interlocuteur: «Si vous voulez que la partie s'achève convenablement, changeons de conversation; mais si vous désirez me provoquer ou que je vous provoque, expliquez-vous clairement; il vaut beaucoup mieux que ce soit avant que les choses soient trop envenimées.» Je vois souvent cet ancien ami à Paris, et il m'a récemment avoué qu'il avait eu, en cette occasion, la bizarre humeur de m'entraîner à quelque réponse animée, pour aller ensuite sur le terrain, mais que mon
87
Le 19 mars 1801.
88
Indépendamment de ces quatre vaisseaux, Ganteaume garda en outre, sous ses ordres, une frégate, une corvette et quelques transports.
89
Combats d'Algésiras, des 6 et 13 juillet 1801, contre l'escadre de lord Cochrane (Voyez le rapport de l'amiral Linois, sur ces combats, dans Fr. Chassériau,