Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855. Baron de Pierre-Marie-Joseph Bonnefoux

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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855 - Baron de Pierre-Marie-Joseph Bonnefoux

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de l'École polytechnique, aller s'embarquer et passer son examen pour la Marine. Il avait été recommandé au commandant Bergeret, et celui-ci avait reçu ce brillant sujet, comme peu d'hommes au pouvoir savent accueillir un jeune homme de grande espérance. La taille élevée de Moreau, le caractère sévère de sa figure, son costume original, son organe pénétrant, sa parole incisive, l'impétuosité de ses mouvements, le ton d'autorité de son regard, tout en faisait un être à part, tout révélait qu'il n'y avait rien au-dessus de son ambition. Je crois être l'aspirant du Dix-Août qu'il a préféré, mais je ne dis pas aimé, car la nature ne donne pas tout à la fois; et, malheureusement pour ceux dont la tête est si supérieurement organisée, le cœur est ordinairement froid et subordonné aux volontés de l'esprit.

      Verbois était aussi un excellent sujet73. S'il avait infiniment moins de moyens ou d'instruction que Moreau, il avait pourtant fait ses études avec distinction; et il avait le caractère si aimant qu'on était naturellement attiré vers lui, vers ses manières affectueuses, et qu'on ne pouvait le connaître sans lui vouer son amitié.

      Venaient ensuite, par rang de grade et d'âge, Hugon et Saint-Brice; Hugon74 avait quelque chose de Moreau, beaucoup de Verbois, mais par-dessus tout un sang-froid admirable, toute l'activité possible, une persévérance à toute épreuve, une audace dans le danger que rien ne pouvait arrêter, et, avec cela, une gaieté charmante, très convenablement assaisonnée de malice et de bonté. J'ai longtemps navigué avec lui; je lui ai toujours dit que la Marine n'aurait jamais de meilleur officier que lui, et je ne me suis pas trompé; il l'a prouvé partout, particulièrement à Navarin75, à Alger76 et à Lisbonne77. Il est aujourd'hui contre-amiral78, et, pour moi, c'est toujours un frère.

      Quant à Saint-Brice, c'était l'amabilité personnifiée; mais il avait tous les penchants vicieux, tous les goûts absurdes de la jeunesse, quand elle est trop livrée à elle-même, et une horreur innée pour le travail ou l'étude. Jamais mémoire ne fut plus heureuse, esprit plus vif, intelligence plus parfaite! Que d'avenir il y avait dans ce jeune homme, s'il avait pu se soumettre à une vie régulière et appliquée! mais cette faiblesse de ne pouvoir résister à aucun de ses désirs le portait à mille désordres. Quelquefois il nous entraînait nous-mêmes; mais jamais nous ne pouvions le ramener à nous. Enfin, jeune encore, il est mort victime de ses excès.

      Tels étaient les plus remarquables des camarades que j'avais sur le Dix-Août, et nous nous serrions fortement les uns contre les autres pour résister aux tribulations que nous avions à supporter de la plupart des officiers du temps, et à l'injustice, à l'insouciance du Gouvernement d'alors. Les équipages étaient à peine vêtus, à peine nourris; les vivres étaient de qualité inférieure, les bâtiments mal tenus; on ne payait enfin ni traitement de table, ni solde, à tel point qu'il a existé des vaisseaux où les aspirants n'avaient qu'une capote pour eux tous; c'était celui de quart ou de corvée qui en avait la jouissance momentanée. À cet âge, on supporte tous ces désagréments assez bien. Mais les matelots, qui sont souvent mariés et dont les familles mouraient de faim, ne le prenaient pas aussi philosophiquement; or ceci augmentait encore la difficulté de notre position. Par la suite, l'empereur mit ordre à tout cela, et il fit même remettre une partie de l'arriéré; quant au reste, il n'a jamais été restitué, et aujourd'hui il y a prescription. Ces sommes n'ont pas été perdues pour tout le monde. Gardez-les, vous qui les avez; mais, en grâce, n'y revenez pas, et laissez-nous en paix.

      Cependant M. de Bonnefoux me fit appeler un jour et me dit que le général Bernadotte (aujourd'hui roi de Suède), en mission à Brest, et qui logeait dans son hôtel, avait perdu un jeune aide de camp, qu'il l'avait prié de lui désigner un officier pour le remplacer, et il ajouta: «Vous pouvez être cet officier, car il est facile, en ce moment, de passer de la Marine dans l'infanterie. Si vous acceptez, vous serez capitaine à vingt ans, colonel probablement à vingt-cinq; et si la guerre dure et que vous surviviez à vos camarades, vous pourrez, en vous distinguant, être général à trente. Je vous donne vingt-quatre heures pour vous décider.» Je sentais bien que, sous le rapport de l'avancement, il y avait avantage, comme il y en aura toujours à servir dans le corps le plus nombreux, le plus utile au pays; je comprenais qu'en France ce corps était l'infanterie; je voyais bien clairement que, dans cette arme, où les droits de l'ancienneté, d'accord avec la justice, portent au grade d'officier une grande quantité de sergents-majors et de sergents, ceux-ci n'avancent guère plus ensuite qu'à leur tour, tandis que le choix se porte naturellement toujours sur ceux qui ont fait des études, qui proviennent des Écoles et qui paraissent presqu'exclusivement destinés, par la force des choses, à devenir officiers supérieurs; il était clair pour moi que, dans la Marine ou dans les autres corps spéciaux, tous les officiers étant instruits, tous avaient les mêmes chances d'avancement au choix; enfin je connaissais l'éclat des services du général Bernadotte; mais je réfléchis, d'un autre côté, que, parent de M. de Bonnefoux, qui, par des embarquements de choix, me mettrait en évidence, et décidé à bien travailler, à beaucoup naviguer, je pourrais faire d'assez grands pas dans ma carrière; songeant, par-dessus tout, au chagrin de quitter ce digne parent, mes bons camarades et des travaux vivement poursuivis, je me décidai et je refusai. À quoi tient une existence? qui peut dire à présent où je serais? mais peu importe, sans doute, car je ne me trouverais pas, en ce moment, plus heureux que je ne le suis.

      J'eus, bientôt après, un assaut du même genre à soutenir. Le Ministre, ayant ordonné une mission scientifique sur les côtes de la Nouvelle-Hollande79 et ayant obtenu des passeports de paix pour les deux bâtiments qui devaient en être chargés, avait désigné, parmi les aspirants de l'expédition, Moreau, à cause de son instruction supérieure, et moi, pour mon brillant examen. Toutefois l'option était laissée à chacun. Moreau accepta sans balancer, car il n'avait pas encore navigué, et il brûlait de s'exercer, de commander, et d'arriver à un grade assez élevé pour pouvoir, un jour, diriger ses talents, son influence et son bras vers le but éternel de ses volontés: une révolution nouvelle dans sa patrie, dont il était incessamment préoccupé. M. de Bonnefoux lui remit son ordre d'embarquement, en chef qui estimait un si noble jeune homme; et, avec une grâce infinie, il y ajouta le don d'un instrument nautique appelé sextant, qui l'avait accompagné dans toutes ses campagnes. L'ardent Moreau partit donc et revint de cette longue campagne, marin consommé, bientôt enseigne de vaisseau80, bientôt lieutenant de vaisseau, et chacun applaudissait. Malheureusement une balle vint l'atteindre sur la Piémontaise, où il était commandant en second. Balle funeste, mais qui inspira une résolution sublime! Moreau prévoit que sa frégate succombera dans le combat inégal qu'elle soutient; il sent que sa blessure brise sa carrière… Lui, prisonnier, lui, arrêté dans ses vastes projets; lui, voir l'Anglais triomphant commander à sa place; lui, mourir peut-être lentement de sa blessure, non, ce n'est pas possible!.. Plutôt mille fois une mort immédiate!.. Il appelle donc un matelot dévoué, et, recueillant ses forces pour dominer, de la voix, le bruit de l'artillerie, il lui ordonne de le jeter à la mer. Le matelot recule épouvanté, et veut le faire porter au poste des blessés; mais l'ordre est réitéré; et tel était l'ascendant de ce caractère vraiment surhumain que le matelot s'approche, détourne les yeux, et, avec une pieuse résignation, il obéit. «Merci, dit Moreau, vous êtes un véritable ami…»

      Après avoir raconté cette catastrophe, il me reste à peine assez de mémoire, assez de force, pour dire que la mission à laquelle le Ministre me rattachait, étant une mission de paix, je ne voulus pas en faire partie, quoique le grade d'enseigne de vaisseau fût certain pour moi, à une époque rapprochée, et, malgré le lustre que de telles campagnes font rejaillir, toute la vie, sur un officier; mais je ne croyais pas convenable de devenir enseigne, en temps de guerre, sans avoir vu le feu; je préférai donc en chercher les occasions, et cette considération me décida.

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<p>73</p>

Je n'ai pu, à mon grand regret, me procurer aucun renseignement sur Verbois qui, comme on le verra ci-après, fut enlevé en deux heures par la dysenterie à bord du Dix-Août.

<p>74</p>

Gaud-Aimable Hugon, né le 31 janvier 1783 à Granville, aujourd'hui département de la Manche. Mousse, novice, matelot et aspirant sur les bâtiments de l'État du 17 décembre 1795 au 4 juillet 1805.

<p>75</p>

À la bataille de Navarin, le capitaine de vaisseau Hugon commandait la frégate l'Armide. Voyant la frégate anglaise Talbot, sérieusement menacée par plusieurs vaisseaux turcs, il vint se placer entre elle et l'un de ces derniers, qui fut rapidement capturé. Il fit arborer sur la prise les couleurs de l'Angleterre à côté de celles de la France.

<p>76</p>

Le capitaine de vaisseau Hugon prit part à l'expédition d'Alger, comme commandant supérieur d'une flottille.

<p>77</p>

Où il a commandé la station navale.

<p>78</p>

Depuis le 1er mars 1831. Postérieurement au moment où M. de Bonnefoux écrivait ces lignes, M. Hugon a été créé successivement vice-amiral, baron, sénateur du second Empire.

<p>79</p>

Il s'agit ici de l'expédition du Géographe, commandée par le capitaine Nicolas Baudin, et qui, après la mort de son chef, fut ramenée en France par le capitaine Milius.

<p>80</p>

Charles Moreau fut nommé enseigne de vaisseau, le 3 brumaire an XII.