La San-Felice, Tome 09. Dumas Alexandre
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Outre l'archiprêtre Rinaldi, un homme se faisait remarquer à cette orgie d'anthropophages: de même que Satan préside au sabbat, lui présidait à cette horrible subversion de toutes les lois de l'humanité.
Cet homme était Gaetano Mammone.
Rinaldi mangeait les chairs à moitié cuites; Mammone buvait le sang à même les blessures. Le hideux vampire a laissé une telle impression de terreur dans l'esprit des Napolitains, qu'aujourd'hui encore, aujourd'hui qu'il est mort depuis plus de quarante-cinq ans, pas un habitant de Sora, c'est-à-dire du pays où il était né, n'a osé répondre à mes questions et me donner des renseignements sur lui. «Il buvait le sang comme un ivrogne boit du vin!» voilà ce que j'ai entendu dire par dix vieillards qui l'avaient connu, et c'est en réalité la seule réponse qui m'ait été faite par vingt personnes différentes qui l'avaient vu s'enivrer de cette odieuse boisson.
Mais un homme que l'on se fût attendu à voir prendre une part frénétique à la réaction, et qui, au grand étonnement de tous, au lieu d'y prendre part, paraissait, au contraire, la voir s'accomplir avec terreur, c'était fra Pacifico.
Depuis le meurtre de l'amiral François Caracciolo, pour lequel il avait un culte, fra Pacifico avait senti toutes ses convictions l'abandonner. Comment pendait-on comme traître et comme jacobin un homme qu'il avait vu servir son roi avec tant de fidélité et combattre avec tant de courage?
Puis un autre fait jetait encore un grand trouble dans son esprit, étroit mais loyal: comment, après avoir tant fait, – et fra Pacifico savait mieux que personne ce qu'il avait fait, – comment, après avoir tant fait, le cardinal était-il non-seulement sans puissance, mais à peu près disgracié? et comment était-ce Nelson, un Anglais, – qu'en sa qualité de bon chrétien, il détestait presque autant comme hérétique, qu'en sa qualité de bon royaliste il détestait les jacobins, – comment était-ce Nelson qui avait maintenant tout pouvoir, qui jugeait, qui condamnait, qui pendait?
On avouera qu'il y avait dans ces deux faits de quoi jeter du doute même dans un cerveau plus fort que celui de fra Pacifico.
Aussi, comme nous l'avons dit, voyait-on le pauvre moine en simple spectateur aux exploits de Rinaldi, de Mammone et des lazzaroni qui suivaient leur exemple. Quand la férocité de ces hordes de cannibales devenait trop grande, on le voyait même détourner la tête et s'éloigner, sans frapper comme d'habitude le pauvre Giacobino de son bâton; et, si c'était à pied qu'il vaguait ainsi par les rues, préoccupé d'une idée secrète, cette fameuse tige de laurier, autrefois massue, était devenue un bourdon de pèlerin, sur lequel, comme s'il était fatigué d'un long voyage, il appuyait, dans des haltes fréquentes et pensives, ses deux mains et son visage.
Quelques personnes, qui avaient remarqué ce changement et que ce changement préoccupait, prétendaient même avoir vu fra Pacifico entrer dans des églises, s'y agenouiller et prier.
Un capucin priant! Ceux à qui l'on racontait cela ne voulaient pas le croire.
LXXXVII
L'APPARITION
Tandis que l'on égorgeait dans les rues de Naples, il y avait grande fête dans le port.
D'abord, comme l'avait indiqué la bannière blanche élevée sur le fort Saint-Elme, au lieu et place de la bannière tricolore, le château Saint-Elme demandait à capituler, et des négociations s'étaient à l'instant même ouvertes entre le colonel Mejean et le capitaine Troubridge. Les principales questions étaient arrêtées; ce qui fait que le roi qui tenait, sinon à avoir, du moins à paraître conserver quelques égards pour le cardinal, pouvait lui écrire, vers trois heures de l'après-midi, le billet suivant:
«A bord du Foudroyant, 10 juillet 1769.
»Mon éminentissime, je viens, par la présente, vous prévenir que, ce soir, peut-être, Saint-Elme sera à nous. Je crois donc faire chose qui vous soit agréable en expédiant votre frère Ciccio à Palerme avec cette heureuse nouvelle. Je le récompenserai, en même temps, comme le méritent ses bons services et les vôtres. Faites donc qu'il soit prêt à partir avant l'Ave Maria. Conservez-vous en bonne santé, et croyez-moi toujours »Votre même affectionné,
»FERDINAND B.»
Francesco Ruffo n'avait pas, fait un long séjour à Naples, – arrivé le 9 au matin, il repartait le 10 au soir; – mais le roi, qui, sur les rapports de Nelson et de Hamilton, se défiait du cardinal, aimait mieux don Ciccio, comme il l'appelait, à Palerme que près de son frère.
Don Ciccio, qui ne conspirait pas et qui n'avait jamais eu la moindre intention de conspirer, se trouva prêt à l'heure indiquée, et partit pour Palerme sans faire d'observations.
Il avait laissé, en partant, à sept heures du soir, le vaisseau amiral préparé pour une grande fête. Le roi avait écarté le rapport de son juge de confiance Speciale, et, parmi les personnes qui étaient venues le visiter et le féliciter à bord, il avait fait un choix et distribué ses invitations pour le soir.
Il y avait bal et souper à bord du Foudroyant.
En un tour de main, et comme il arrive lorsque se fait entendre le branle-bas de combat, les cloisons de l'entre-pont furent enlevées, chaque canon devint un massif de fleurs ou un buffet de rafraîchissements, et, à neuf heures du soir, le vaisseau, illuminé de ses grandes vergues aux vergues de cacatois, était prêt à recevoir ses invités.
On vit alors, à la lueur des flambeaux, et comme une illumination mouvante, se détacher du rivage des centaines de barques, les unes portant les élus qui devaient monter à bord, les autres les flatteurs qui venaient, avec des musiciens, donner des sérénades; les autres, enfin, contenaient les simples curieux venant pour voir et surtout pour être vus.
Ces barques étaient surchargées de femmes élégantes, couvertes de diamants et de fleurs, et d'hommes bariolés de cordons et constellés de croix. Tout cela s'était tenu caché sous la République, et semblait sortir de terre au soleil de la royauté.
Pâle et triste soleil, cependant, qui, dans cette journée du 10 juillet, s'était levé et se couchait à travers une vapeur de sang!
Le bal commença: il avait lieu sur le pont.
Ce devait être un spectacle magique que cette forteresse mouvante, illuminée de sa base à son faite, qui déployait au vent ses mille pavillons, et dont tous les cordages disparaissaient sous des branches de laurier.
Nelson rendait, le 10 juillet 1799, à la royauté la fête que la royauté lui avait donnée le 22 septembre 1798.
Comme l'autre, celle-ci devait avoir son apparition, mais plus terrible, plus fatale, plus funèbre encore que la première!
Autour de ce bâtiment, où, la peur, plus encore que l'amour, avait réuni une cour à laquelle il ne manquait que les quelques personnes qui avaient suivi la royauté à Palerme, cour dont la belle courtisane était la reine, se pressaient, nous l'avons dit, plus de cent barques chargées de musiciens, qui, exécutant les mêmes airs que l'orchestre du vaisseau, étendaient, pour ainsi dire, sur le golfe, éclairé par une lune magnifique, une nappe d'harmonie.
Naples était bien, cette nuit-là, la Parthénope antique, fille de la molle Eubée, et son golfe était bien celui des sirènes.
Dans les plus voluptueuses fêtes données sur le lac Maréotis par Cléopâtre à Antoine, le ciel n'avait pas fourni un dais plus constellé d'étoiles, la mer miroir plus limpide, l'atmosphère